mercredi 24 juin 2009

Opus 111. L'adieu à la sonate

Thomas Mann, Docteur Faustus chapitre VIII.
Les fameuses pages sur l'opus 111 de Beethoven, "l'adieu à la sonate" expliqué par Kretzschmar le professeur bègue d'Adrian Leverkhün. C'est autre chose que Jean-François Zygel...

"... Il ne demandait pas si nous le comprenions et nous ne nous le demandions pas davantage. S'il estimait que l'essentiel pour nous était de l'entendre, nous partagions entièrement son avis. A la lueur de ce qui précédait, continua-t-il, il convenait d'examiner l'oeuvre dont il parlait dans ce cas particulier, la sonate opus 111. Il s'assit alors au piano et nous joua par coeur la composition entière, le premier et l'immense second mouvement. Ses commentaires se mêlaient constamment à son jeu et, pour attirer notre attention particulière sur la facture, par intervalles il chantait avec enthousiasme. Tout cela réuni produisait un spectacle mi-entraînant, mi-comique et déchaînait fréquemment l'hilarité du petit auditoire. Comme il avait le toucher puissant et que dans les forte il chargeait avec violence, il était obligé de crier à tue-tête pour rendre ses interventions à peu près compréhensibles et déployait le maximum de voix pour souligner le morceau par ses arabesques vocales. De la bouche, il mimait ce que les doigts jouaient : "Boum boum - Voum voum - Croumcroum !" faisait-il, dès les farouches accents du début du premier mouvement, et il accompagnait d'une voix aiguë de fausset les passages de charme mélodieux qui parfois éclairent comme de délicates lueurs de jour le ciel d'orage tragique du morceau. Enfin, il posa ses mains sur ses genoux, reprit un instant haleine en disant : "Nous y voilà !" et commença le mouvement à variation, l'adagio molto semplice e cantabile.

Les thème de l'ariette dévolu à des aventures et à des destinées auxquelles son innocence idyllique ne semble nullement le préparer entre immédiatement en scène et s'exprime sur seize mesures, réductibles à un motif qui se dégage à la fin de sa première moitié, pareil à un bref appel plein d'âme. Trois notes seulement, une croche, une double croche et une noire pointée, scandées à peu près comme "bleu - de ciel" ou "mal - d'amour" ou "a - dieu cher" ou "temps - jadis" ou "pré - fleuri" et c'est tout. Par la suite, si l'on considère ce que devient cette douce exhalaison, cette formule mélancolique et paisible, sous le rapport du rythme, de l'harmonie et du contrepoint, tout ce par quoi son maître la bénit et la maudit, vers quelles nuits et quelles clartés surnaturelles il la précipite et l'élève, vers quelles sphères de cristal où la chaleur et le froid, la paix et l'extase se confondent, on peut évidemment qualifier tout cela en gros de merveilleux, étrange et excessivement grandiose, sans pour autant définir ce qui par essence est indéfinissable, et Kretzschmar, de ses mains agiles, nous jouait ces métamorphoses inouïes en chantant à gorge déployée : "Dim-dada !" et en criant des commentaires : "Les chaînes de trilles ! Les fioritures et les cadences ! Entendez-vous la convention qui subsiste intacte ? Ici - la langue - n'est plus - épurée, débarrassée de l'apparence - de sa soumission - subjective - l'apparence - de l'art - est rejetée - à la fin. - L'art rejette toujours - l'apparence de l'art. Dim dada : Veuillez écouter comment ici - la mélodie s'efface sous le poids fugué - des accords. Elle devient statique, elle devient monotone - deux fois ré, trois fois ré - à la queue leu leu - c'est grâce aux accords - dim-dada ! Veuillez écouter avec attention ce qui se passe ici..."

On avait une peine extraordinaire à suivre en même temps ses hurlements et la musique très compliquée à laquelle il les mêlait. Nous nous y appliquions, penchés en avant, les mains entre les genoux, les yeux fixés tour à tour sur ses doigts et sur sa bouche. La caractéristique du mouvement consiste dans la grande distance entre la basse et le chant, la main droit et la gauche ; vient un instant, une situation extrême, où le pauvre motif semble planer solitaire et abandonné au-dessus d'un abîme vertigineux et béant, - instant terrifiant et auguste que suit aussitôt son craintif recroquevillement, comme un effarement terrifié que pareil sort lui ait pu échoir. Mais il lui arrive encore beaucoup d'aventures avant de prendre fin. Cependant qu'il s'achève, intervient un événement complètement inattendu et émouvant dans sa douceur et sa bonté, après tant de fureur concentrée, de persistance, d'acharnement et d'égarement sublimes. A l'instant où le motif très éprouvée prend congé et devient un adieu, un cri et un signe d'adieu, avec ce ré-sol, sol, un léger changement se produit, une petite extension mélodique. Après un ut initial, il s'augmente d'un ut dièse devant le ré, en sorte que maintenant il ne se scande plus comme "bleu - de ciel" ou "pré - fleuri", mais comme "ô - doux bleu du ciel" ou "gen - til pré fleuri", "a - dieu pour toujours". Et cette adjonction de l'ut dièse est la chose la plus touchante, la plus consolante, la plus mélancoliquement apaisante du monde. C'est comme une caresse douloureuse et tendre sur les cheveux, sur la joue, un suprême et profond regard dans les yeux, pour la dernière fois. Il bénit l'objet, la formule effroyablement torturée, en lui conférant une humanité saisissante et l'approche si doucement du coeur de l'auditeur, pour un adieu, un éternel adieu, que les larmes vous montent aux yeux. "Ou - blie ton tourment !" est-il dit. "Grand - fut Dieu en nous." "Tout - n'était qu'un songe." "Res - te-moi fidèle." Puis une brisure. Des triolets rapides, durs, se hâtent vers un dénouement quelconque qui eût pu tout aussi bien terminer un autre morceau.

Après, Kretzschmar ne quitta plus le pianino pour regagner sa table de conférencier. Il resta en face de nous sur son tabouret tournant, dans la même attitude que nous, les mains entre les genoux, et acheva en quelques mots sa leçon sur le problème de savoir pourquoi Beethoven n'avait pas ajouté de troisième mouvement à l'opus 111. Il suffisait, dit-il, d'avoir entendu le morceau pour pouvoir répondre nous-mêmes à la question. Un troisième mouvement ? Un recommencement ? Après un pareil adieu ? Un retour - après cette séparation ? Impossible ! Il était advenu que la sonate, dans ce deuxième mouvement, cet énorme mouvement, s'était achevée à jamais. Et lorsqu'il disait : "la sonate", il n'entendait pas désigner uniquement celle-ci, en ut mineur, mais la sonate en général, en tant que genre, en tant que forme d'art traditionnelle : elle avait été amenée ici à sa fin, à faire une fin, elle avait rempli son destin, atteint son but insurpassable, elle s'abolissait et se dénouait, elle prenait congé - le signe d'adieu du motif "ré-sol sol" adouci mélodiquement par l'ut dièse était un adieu dans ce sens général aussi, un adieu grand comme l'oeuvre, l'adieu de la sonate.

Là-dessus Kretzschmar s'en alla, suivi d'applaudissements peu nourris mais prolongés, et nous partîmes également, assez songeurs, alourdis de pensées neuves. En prenant leur vestiaire, la plupart d'entre nous, selon une habitude courante, fredonnaient le motif qui formait l'impression dominante de la soirée, le thème du second mouvement sous sa forme primitive et sous celle où il faisait ses adieux. Ils le chantaient d'un air pensif tout en marchant et longtemps on entendit retentir, par les rues lointaines où les auditeurs s'étaient dispersés, rues sonores d'une petite ville ouatée de paix nocturne, les "adieu cher", "a - dieu pour toujours", "grand - fut Dieu en nous", renvoyés en écho.

Ce ne fut pas la dernière fois que le bègue nous entretint de Beethoven. Il lui consacra bientôt une nouvelle conférence sous le titre de : "Beethoven et la Fugue". De ce thème aussi je me souviens nettement. Je le revois encore sur l'affiche. Je me rendais compte qu'il était aussi peu fait que le précédent pour susciter dans la salle de l' "Utilité publique" une dangereuse ruée d'auditeurs. Notre petit groupe retira d'ailleurs de cette soirée une jouissance et un profit marqués. En effet, les envieux et les adversaires du maudit novateur avaient, nous fut-il dit, toujours déclaré Beethoven incapable d'écrire une fugue. "Il ne peut pas, et voilà !" allaient-ils répétant, conscients de la portée d'un pareil reproche. A l'époque, cette respectable forme d'art était encore très en honneur et nul compositeur n'eût trouvé grâce devant le tribunal musical ni satisfait les potentats dispensateurs de commandes et les grands seigneurs contemporains, s'il n'avait affirmé également ses talents en matière de fugue. Le prince Esterhazy prisait par-dessus tout cet art magistral. Or, dans la Messe en ut que Beethoven écrivit à son intention, le musicien n'avait pu dépasser des ébauches avortées de fugue. Du point de vue mondain, il y avait là une incivilité et, du point de vue artistique, un manque impardonnable. Dans l'oratorio "Le Christ au Mont des Oliviers", tout travail fugué faisait défaut, bien qu'il y eût été fort à sa place. Un essai aussi faible que la fugue du troisième quatuor de l'opus 59 n'infirmait point l'assertion que le grand homme était un mauvais contrapontiste et le monde musical qui donnait le ton avait été fortifié dans cette opinion par les passages fugués de la marche funèbre de l' "Héroïque" ou l'allegretto de la Symphonie en la majeur. Pour comble, le mouvement final de la sonate pour violoncelle en ré, opus 102, dit : "Allegro fugato !..."... C'avait été, racontait Kretzschmar, un tolle, une levée de boucliers. L'oeuvre entière fut proclamée obscure jusqu'à en être insupportable et l'on se plaignit que durant au moins vingt mesures la confusion fût scandaleuse, principalement à cause des modulations trop colorées. Il n'y avait plus qu'à classer tranquillement le dossier : cet homme était décidément inapte à se plier aux exigences d'un style rigoureux.

Je m'interromps dans la restitution de cette scène pour faire remarquer que le conférencier nous parlait de choses, d'affaires, de rapports artistiques qui n'entraient encore nullement dans notre champ de vision et sa parole toujours difficile les évoquait pour nous comme des ombres en marge de notre horizon. Incapables de contrôler ses dires autrement que par ses exécutions au piano-forte entrercoupées de commentaires, nous écoutions avec l'imagination vaguement émue d'enfants qui entendent des contes de fées pour eux incompréhensibles, alors que pourtant leur esprit fragile se sent enrichi et stimulé d'une façon particulière, rêveusement prémonitoire. "Fugue, contrepoint, Eroïca, confusion à cause de modulations trop colorées, rigueur du style", pour nous c'était là au fond encore un langage de conte, mais nous l'accueillions aussi volontiers et en ouvrant d'aussi grands yeux que les enfants suivent une histoire hermétique pour laquelle ils ne sont nullements mûrs - avec beaucoup plus de plaisir d'ailleurs que les sujets plus proches, plus à leur niveau, à leur mesure. C'est là, le croira-t-on, la manière d'apprendre la plus intense et la plus fière, peut-être la plus féconde - cette initiation anticipée enjambant de larges espaces d'ignorance. Comme pédagogue, je devrais sans doute m'interdire pareil jugement, mais je sais que la jeunesse préfère infiniment ce mode d'enseignement et j'estime qu'avec le temps, l'espace sauté se comble de lui-même."

mardi 16 juin 2009

facilis descensus Averni

From Virgil, Aeneid, VI-126. "The descent of Avernus is easy"; in ref. to Avernus, a deep lake near Puteoli, a reputed entrance to the underworld. "It is easy to slip into moral ruin"
Poe at the end of "The Purloined Letter" : "... For eighteen months the Minister has had her in his power. She has now him in hers; since, being unaware that the letter is not in his possession, he will proceed with his exactions as if it was. Thus will he inevitably commit himself, at once, to his political destruction. His downfall, too, will not be more precipitate than awkward. It is all very well to talk about the facilis descensus Averni; but in all kinds of climbing, as Catalani said of singing, it is far more easy to get up than to come down. In the present instance I have no sympathy - at least no pity - for him who descends. He is that monstrum horrendum, an unprincipled man of genius. ..."

vendredi 29 mai 2009

Last time you shed a tear

- C'est quand la dernière fois que tu as pleuré ?
- Je ne suis pas très pleureur.
- Dis. Moi c'est tout con, c'est au cimetière. Et puis avant-hier, une scène dans un livre, tout ce qu'il y a de plus mélodramatique. Je suis laissée avoir, si tu veux.
- Si je te le dis tu vas me prendre pour un type bizarre.
- D'accord.
- Tu veux me donner une cigarette d'abord ? Non attends avant de répondre - merde, je veux pas reprendre mais c'est irrésistible, l'été, les terrasses, et cette chose infernale, la convivialité. OK, je te demande une cigarette et je t'implore de refuser.
- Il ne m'en reste que deux dans le paquet.
- Merci.
- Tiens.
- Quoi ?
- Prends en une. Allez, j'insiste. Tiens, je l'allume pour toi.
- Hum.
- C'était quand alors ?
- Le DVD du Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn. Le ballet, mis en scène par Georges Balanchine je crois. A la fin de l'ouverture une nuée de ballerines habillées en fées entoure l'héroïne. Elles ont dix ans, douze ans, non moins. Neuf ans. Elles sont là, un essaim de petites fées, et elles font semblant de bâiller pour dormir, pour retomber dans le sommeil. J'en avais les larmes aux yeux.
- Ah oui en effet.
- Tu vois, je t'avais dit.

mercredi 6 mai 2009

On m'a donné un petit poste de télévision...

... et j'ai appris sur France 2, au JT de 13h, que des bulldozers sont en train de raser le site de ce garage Renaud d'Aulnay-sous-bois qui avait été incendié en novembre 2005 lors des "émeutes urbaines" - les images avaient fait le tour du monde, rappelle opportunément Elise Lucet. Un centre commercial "avec 150 emplois à la clé" va être construit à la place, sur ces ruines que les habitants d'Aulnay ont surnommées "la verrue". Sujet avec le promoteur immobilier sur les lieux, en costume sombre et dossier plastifié plaqué contre le torse. Il parle avec son plus beau sourire Colgate d'un lieu de vie, qui va vivre le soir, le jour, la nuit, le week-end. Il y aura cinq restaurants, des magasins, des lieux d'animation ; la voix d'un journaliste nous apprend la bonne nouvelle que tous les participants au projet ont promis d'embaucher des habitants d'Aulnay. Retour plateau, Elise Lucet prend le ton "insolite" (il y a deux tons dans la gamme d'un présentateur de JT : grave et insolite) pour présenter son invité : le maire communiste de La Courneuve, qu'on aperçoit furtivement à l'autre bout de la table. Lassé d'entendre tout le temps parler de sa ville comme d'un ghetto urbain, ce monsieur a décidé (est-ce une provocation ? s'inquiète Elise Lucet) de saisir la HALDE, Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations. Son nom s'affiche au bas de l'écran : il s'appelle Gilles Poux et il se gratte la tête.

lundi 27 avril 2009

Cher Merlin

pardonne-moi de t'ecrire cet email que j'ai la faiblesse de croire si important sur un clavier sans e accent aigu ni chiffre deux. Peut-être est-ce l'image la plus tristement juste de ce qu'aura ete notre relation : incomplète, frivole, à sens unique, jouee par un dieu de l'amour recru de fatigue sur un clavier mutile (oui, je me mets à ecrire comme toi, avec de faux "peut-être" et des metaphores à la chaîne)

Depuis la fenêtre de cette cuisine rustique où j'ai tant de souvenirs, je vois le laurier et le bouleau que mon père avait plantes à la naissance de Jean-Baptiste. Ils etaient censes symboliser le sud et le nord ; je n'ai jamais trouve très convaincant le couple qu'ils formaient au fond du jardin mais il en a va sans doute toujours ainsi des unions premeditees : le temps souffle sur elles, lentement mais sûrement, et elles finissent par avoir l'air de ce qu'elles sont, des mensonges. Puisqu'il est enfin question de ceux-ci je veux te dire que je ne t'en veux pas pour ce que j'ai vu rue de Turenne, que je ne t'en veux pas pour ce que j'ai cru comprendre en lisant cette lettre qu'elle t'a envoye - et puis de toute façon tu trouveras toujours le moyen de me faire passer pour la vraie coupable decacheteuse de lettres qui ne lui sont pas destinees. Je prefère ne pas me poser de questions sur ce que j'imagine être certains de tes miserables petits secrets mais, crois-le ou pas, ceux-ci ne pèsent presque d'aucun poids dans ma decision. Si je ferme la porte entre toi et tes mensonges et moi c'est pour une autre raison. J'etais prête à refaire un effort, à accepter que tu sois dans une mauvaise periode et que les mauvaises periodes soient synonymes chez toi de cruaute envers les autres, j'etais prête à tout, à avaler toutes les dissymetries, à excuser ton indecence, ton absence de souci des gens, ton extraordinaire egoïsme et ton auto-complaisance - mais voilà, j'ai trouve entre deux livres de la bibliothèque de mon père un carnet qui a appartenu à Jean-Baptiste et j'ai compris, comme un eurëka vraiment, que la seule raison pour laquelle tu te traînais jusqu'à chez moi et supportais ma conversation c'etait dans l'espoir de glâner quelques informations sur mon frère.

Je ne veux pas te dire combien il t'etait moralement superieur, combien à côte de lui et sur le plan moral qui t'obsède tant tu me fais l'effet d'un cafard tropical - je veux simplement te dire adieu en te faisant ce que tu ne sais et ne sauras sans doute jamais faire : un cadeau. Je t'ai envoye ce matin par la poste ce petit carnet qui va grandement te decevoir : il est noirci de titres et d'editions de livres et de numeros de pages. C'etait ce carnet qu'il avait sur lui quand il avalait la bibliothèque de mon père. Je me souviens de lui, assis entre le laurier et le bouleau, en train de lire et d'ecrire sur un carnet ; un jour je l'ai rejoint et je me suis assoupie sur son epaule. Je comprends maintenant qu'il notait les pages pour retrouver facilement des phrases qui l'avaient marque ; je ne rêve pas que tu t'ameliores ou que ces lectures t'illuminent, je ne rêve plus de rien à ton sujet. Je t'offre ce morceau de l'être qui a le plus compte dans ma vie pour que tu ne songes plus jamais à revenir dans celle-ci ; mais je ne me fais plus d'illusion à ton sujet. Il y a des gens qui savent tout, qui ont tout lu, qui sont des bibliothèques et des discothèques ambulantes - mais qui sont incapables de juger les situations en hommes, d'aimer ceux et celles qui les aiment, de ne pas faire souffrir de façon disproportionnee ceux qu'ils en sont venus à haïr. Je te souhaite de ne jamais devenir un de ces heros de la connaissance qui ne remarquent pas les changements de coiffures de leurs amoureuses. Je te souhaite... (ça continue sur dix lignes)

samedi 7 mars 2009

Es ist das höchste der Gefühle (3)


La Reine de la Nuit confie à Tamino son désespoir de savoir sa fille prisonnière de SARASTRO, que les trois fées viennent de présenter comme un être infâme et sans scrupules. La Reine de la Nuit promet à Tamino que s'il parvient à l'arracher aux griffes de Sarastro, Pamina sera sienne pour l'éternité. Mais il faudra compter avec le serviteur de Sarastro : le noir MONOSTATOS, qui apparaît dans le médaillon aux côtés de sa belle captive.















Tandis que Tamino prie pour que les dieux ne l'aient pas trompé, Papageno se lamente de ne plus pouvoir parler. Heureusement les fées réapparaissaient et libèrent l'oiseleur de son cadenas. Elles apportent aussi aux deux aventuriers, de la part de la Reine de la Nuit, des armes un peu spéciales qui les aideront à triompher des épreuves qui les attendent. A Papageno elles donnent un carillon magique, et à Pamino... une flûte enchantée. Ainsi équipés les deux hommes se séparent et partent à la recherche de Pamina.

mardi 3 mars 2009

Es ist das höchste der Gefühle (2)

C. T'as rien de mieux à faire qu'écouter cette musique à longueur de journée ?
M. Tu parles du film de Bergman ?
C. En plus c'est un film...
M. J'ai très exactement rien de mieux à faire si tu veux tout savoir.

Rien de mieux à faire que d'accompagner le lever de rideau sur un prince perdu dans une nature sauvage. Au plus fort de la tempête TAMINO appelle à l'aide. Un dragon (un serpent) le poursuit ; la façon dont ce dragon bouge est si belle qu'elle justifie un premier extrait :



Surgissent trois fées au service de la Reine de la nuit qui abattent le monstre avec des javelots d'or et contemplent Tamino évanoui. Elles lui trouvent une beauté inhabituelle chez un homme et se disputent le privilège de rester pour le veiller ; mais le prince se réveille déjà : elles doivent disparaître.















Tandis que Tamino se demande s'il n'est toujours vivant qu'en rêve un curieux personnage fait son apparition. PAPAGENO l'oiseleur nous est présenté au sortir du lit, sur le point de partir au travail. C'est un personnage du peuple : un peu benêt, un peu menteur (il fait croire que c'est lui qui a tué le dragon), typique en ce qu'il n'a pas d'autre préoccupation que de trouver sa moitié mais quand même assez bizarre - et donc sympathique - vu que son "travail" est de souffler dans une flûte de Pan pour attirer les oiseaux et les amener à la Reine de la nuit. L'aria "Der Vogelfänger bin ich ja" chanté en suédois par ce vibrionnant Papageno blond est irrésistible :



C'est moi l'oiseleur, toujours de bonne humeur, tout le monde me connait et tout le monde m'aime bien, mais j'ai un problème : je suis seul, et j'aimerais bien pouvoir attraper un jour autre chose que des oiseaux si vous voyez ce que je veux dire. (Je résume)

Les trois fées reviennent, punissent Papageno d'avoir menti en lui cadenassant la bouche et offrent à Tamino un médaillon qui figure une princesse, PAMINA. Tamino tombe sous le charme de son doux sourire ; mais soudain elle baisse la tête dans le médaillon, et son sourire s'efface. Tamino s'interroge. Tamino est bouleversé. Tamino est amoureux.














Mais voilà qu'un roulement sourd se fait entendre au loin. Les fées se taisent, les nuages s'assombrissent, la lumière baisse. La Reine de la nuit va paraître...

samedi 28 février 2009

Es ist das höchste der Gefühle (1)














En vérité je ne suis jamais ému par la beauté cinématographique. La façon dont les mots retiennent les parfums de la vie vécue me touche presque à chaque fois, de même que ne manquent jamais de me transporter une belle mélodie ou un beau chant - qui s'adressent, je crois, à ce que nous autres êtres humains avons à la fois de plus propre et de plus en commun ; mais le cinéma ne me fait aucun effet, j'y suis hermétique, gêné sans doute par ma très mauvaise vue mais surtout victime de ce qu'un ami cinéphile a appelé avec son habituel sourire de loup mon "iconoclastie". Il vaudrait mieux parler d'iconophobie : j'ai peur de l'image parce que l'image tue tout pour moi, elle n'enchante jamais rien, au contraire elle me fait déchanter, et me donne envie de plisser les yeux très fort en rêvant de pouvoir oublier ce que je viens de voir. Mais je devrais mettre ces phrases liminales au passé : hier j'ai vu Trollflöjten, la Flûte enchantée de Bergman (1975), et c'est comme une bougie qui s'est allumée aux tréfonds de ma haine du septième art. Je ne voyais pas son utilité jusqu'ici, je trouvais qu'avec ses doigts épais et gourds le cinéaste et toute sa clique de techniciens à gros sabots ne pouvaient jamais que dévaluer le trésor des histoires qu'ils manipulaient. Montrer c'était gâcher. Je préférais, à l'instar de ce cher E. L., une oeuvre de littérature moyenne voire médiocre à du soi-disant très bon cinéma. Le monde tel que le donnaient à voir ces successions d'images et de sons était pour moi illisible, disharmonieux et - puis-je l'avouer - blasphématoire. Le chaos qui épouse le chaos. Au mieux peindre en gris sur gris... Mais peu importe : la Flûte enchantée de Bergman m'a fait changer d'avis. J'ai aimé des visages en gros plan, dignifiés par la plus belle musique du monde - pour la première fois ce que seul le cinéma peut faire ne m'a pas paru dérisoire et superflu. Je ne me soupçonne aucune compétence cachée pour la critique de cinéma, aussi vais-je arrêter là et me contenter, pour donner de l'espace et du temps à l'immense joie qui m'habite depuis la rencontre avec ce chef d'oeuvre, de le paraphraser avec les moyens du bord - j'ai nommé l'extrait vidéo, la légende et la capture d'écran.

L'ouverture



Des chants d'oiseaux, des arbres en feuilles, des visages qui écoutent Mozart.

jeudi 26 février 2009

Paul Evdokimov (1901-1970), grand théologien orthodoxe, observateur invité au concile Vatican II, auteur notamment de L'amour fou de Dieu, de La Femme et le salut du monde, de Dostoïevski et le problème du mal ou encore de Gogol et Dostoïevski - La descente aux enfers, dont sont tirées les citations suivantes :

"La foi chrétienne n'apporte aucune "solution" au "problème du mal". Le mal n'est pas un problème pour les Pères de l'Eglise. Il ne s'agit pas pour ces spirituels de spéculer sur le mal, il s'agit de combattre le Malin. Un saint prierait : "Préservez-nous de toute spéculation vaine sur le mal, et délivrez-nous du Malin""

"Le Christ, à la place de tous les hommes, a vécu le "Pourquoi m'as-tu abandonné?" ; Il est descendu aux Enfers et ce cri poussé de l'abîme infernal a ébranlé ses fondations et a fait tressaillir les entrailles du Père. Le Père, qui envoie son fils, sait que même l'enfer est son domaine et que la "porte de la mort" a été changée en "Porte de la Vie". "Il tient les clés de la mort et de l'Hadès". La lumière pascale y est déposée, le mystérieux flambeau luit dans les ténèbres. Dostoïevski et Gogol nous disent que la désespérance infernale elle-même est blessée dans son coeur par une espérance qu'elle pré-contient, et que ce n'est pas aux chrétiens de désespérer."

"De l'ennui sort le diable qui apporte du sel à l'existence : et ce sont les passions idéologiques. Et l'idéolâtrie engendre l'anthropophagie universelle."

Parole d'un staretz récent, Sylvain de l'Athos, qui a entendu le Christ lui disant : "Garde ton esprit en enfer, mais ne désespère pas..."


mardi 24 février 2009

J'ai été malade toute la semaine dernière. De terribles migraines ophtalmiques (de plus en plus fréquentes), et ces moments comme hier où il me faudrait un quadruple vitrage pour ne serait-ce que commencer à souffrir la pensée de la rumeur du monde. J'entends les éboueurs à quatre heures du matin, les livreurs qui déchargent leurs camionnettes, les lycéens qui hurlent, les brutes qui klaxonnent, les mobylettes qui pétaradent, l'infernale compétition des sirènes - de la police, des pompiers, du SAMU, qui est assez indispensable pour que son secours mérite un tel vacarme ? -, et les gens qui reviennent en bavardant de la place du marché, tous plus persuadés les uns que les autres d'être naturellement autorisés à vivre - vivre c'est-à-dire crier sous ma fenêtre. Quand je vois les poubelles de Franprix à 22 h ou le champ de bataille de la place B. au moment du remballage, je me dis qu'il y a trop de choses dans le monde - et je la sens grimper, grimper et se mettre à cheval sur mon pauvre nerf optique, armée jusqu'aux dents et sur le point de me convaincre, la pensée lancinante, la terrible pensée que les gens sont aussi des sortes de choses, et qu'il y en a trop, et que ça ne peut pas avoir de sens, autant de connexions neuronales dans de si petits carrés d'espace.

C. devine mon état d'esprit (qu'elle nomme, confondant tout comme d'habitude, mon "pessimisme anthropologique") et elle me rappelle cette nouvelle que j'avais écrite il y a quatre ans, où un homme en proie à d'horribles migraines finit par s'enfermer chez lui, ne plus manger et se laisser mourir. Quoiqu'elle n'en saisisse pas le sens elle a raison de faire le lien, c'est évidemment une sorte de châtiment. Je n'ai pas eu de migraines avant l'année dernière, et jusqu'ici aucun des deux médecins consultés n'a pu établir un diagnostic convaincant. Et pour cause : nous sommes en présence d'un phénomène parfaitement irrationnel, rapport aux lois secrètes qui unissent les écrivains à leurs petits personnages ; je suis puni d'avoir infligé les pires tortures littéraires à ce pauvre Gaspard qui n'avait rien demandé - je suis puni de ne pas l'avoir fait mourir tout de suite et d'avoir poussé l'imagination de sa torture aussi loin que je le pouvais. Le retour de bâton ce sont ces idées nihilistes qui cognent de toutes leurs forces et toujours au même endroit. J'ai retrouvé sur un petit cahier Clairefontaine cet extrait de la nouvelle de Gaspard où il est victime d'une de ses premières crises migraineuses. N'en ayant jamais connu moi-même à l'époque j'avais gaiement interrogé livres et gens de mon entourage. Le résultat qui me satisfaisait plutôt alors me parait aujourd'hui du ridicule le plus achevé - exposer mon propre ridicule (et brûler de me souvenir de la façon dont j'écrivais à l'époque), voilà peut-être la seule pénitence efficace dont je puisse rêver pour me libérer de cet inexplicable mal de crâne.

***

"Il s’allongea immédiatement sur le lit, sans ôter la couette bleue, sans se débarbouiller la figure ou se brosser les dents. Le sable collé à ses chaussettes glissa le long du matelas, s’éboula en une avalanche lilliputienne et ce fut le dernier bruit innocent de la soirée.

Il y eut d’abord une foule de taches et de points brillants qui défilaient de gauche à droite, ou de droite à gauche. Il suffisait d’un craquement mal venu du bois de l’armoire pour arrêter le défilé et réveiller la « chose. » Mais pendant ces quelques heures qui précédèrent le retour de C. ce ne fut jamais très douloureux. La chose semblait se tenir à distance de l’immense feu blanc, le centre droit du cerveau où se jouait dans un enfer glacial le sort de sa nuit et où convergeaient les moindres douleurs comme les plus virulentes.

Les yeux fermés, les mains immobiles le long du corps, Gaspard se prenait à rêver que cette chose fût douée de – de quoi ? d’humanité ? de conscience ? de pitié ? Le mieux qu’il pouvait espérer, c’était son indifférence. Qu’elle soit insensible à son désespoir était une donnée fondamentale ; ce qu’il n’était pas trop ridicule d’espérer, c’était qu’elle ne le trompât pas trop, qu’elle ne redécouvrît pas sans cesse la volupté qu’il y avait à retarder le coup, qu’elle ne se tînt pas tranquille sur de trop longues plages de temps pour reparaître à la faveur d’un ensommeillement raté, avec encore plus de violence et de méchanceté dans ces gigantesques coups qu’elle déchaînait contre ses ultrasensibles parois intérieures.

Le monde extérieur se tenait presque tranquille. Les téléphones ne sonnaient pas, l’horloge du séjour tictaquait trop loin pour qu’il pût l’entendre. C. quant à elle était allée dormir dans l’autre chambre, au bout du couloir. De temps en temps, à travers les murs, il entendait ce ronflement unique qui la saisissait quand elle changeait vivement de côté.

Jusqu’ici roulée en boule, recroquevillée dans une posture muette et indolore, la chose se réveilla brusquement. Gaspard ouvrit la bouche sans oser expirer. Il eut la vision d’une interminable forêt de trembles enneigée, où la lumière rosée du crépuscule paraissait tirer les arbres par les cheveux.

Avec cette sorte d’énergie et de témérité propre au seul désespoir Gaspard décocha quelques pensées contre la chose. Je ne mérite rien de tel. Personne ne mérite rien de tel. Il n’y a pas de vérité assez véritable pour justifier ce genre de terreur. Tout ce qui n’est pas absolu est ridicule. C’est le ridicule qui nous tue.

Plus vite s’articulaient les phrases, plus intense était la peur qui précédait l’accès de violence de la chose. Elle se remit en mouvement. Chose, monstre, dieu. Démon. Invisible et protéiforme il pouvait rugir comme une panthère luisante et perverse, ou déployer des ailes, ce qu’il faisait maintenant ; ce son mental odieux qu’aucun changement de position physique ne pouvait altérer, n’était-ce pas celui d’une aile lourdement déployée qui se mettait à battre, là, en lui, en toute impunité ?

Gaspard lutta jusqu’à l’aube.

Et puis une bande de lumière apparut en un saignement régulier sur le plafond.

C’était la fin, ou si ça ne l’était pas ça y ressemblait trop pour en être le contraire. Il n’y avait plus qu’une barre molle au bas de son front, juste au dessus des yeux, comme un morceau de sommeil inusité sur lequel s’acharnait un petit soldat infirme, roué de coups et abandonné par l’arrière-garde sur le champ de bataille désert et fumant.

Gaspard souffla ; il pouvait sentir son haleine moite et chaude qui résistait au permanent métissage de l’atmosphère ; avant de ne plus pouvoir résister et de n’être plus rien qu’une poignée d’atomes pulvérisés dans la fraîcheur du matin."

lundi 16 février 2009

"comme discutant avec elle-même"

C'est par un article de Saul Bellow paru dans la revue Bostonia que j'ai découvert il y a quelques années déjà (comment ai-je pu à mon insu atteindre l'âge où j'ai lu des livres "il y a quelques années déjà") l'existence de ce petit volume de Dostoïevski, Notes d'hiver sur des impressions d'été (1863). Il s'agit de notes impitoyables jetées sur le papier par un Dostoïevski plus slavophile que jamais lors de son voyage éclair en Europe. Je crois que Bellow aimait surtout les pages francophobes des derniers chapitres ; mais il partageait sans doute aussi avec le maître de Pétersbourg ce cauchemar prophétique de la "fourmilière universelle" comme seul destin plausible de l'humanité démocratique, cette humanité qui, ayant tué Dieu et se faisant depuis un devoir quotidien de ridiculiser les besoins de l'âme, n'aspire plus qu'au défoulement orgiaque du week-end. C'est au chapitre 5 qu'on lit les pages les plus fortes sur ce sujet :

"A Londres on peut le voir, la masse, dans des proportions et dans une ambiance dans lesquelles on ne saurait le voir nulle part ailleurs au monde, sinon en rêve. On m’a dit, par exemple, que le samedi soir un demi-million d’ouvriers et d’ouvrières, avec leurs enfants, se répandent comme une mer à travers toute la ville, se groupant surtout dans certains quartiers, et toute la nuit jusqu’à 5 heures du matin fêtent le temps du repos, c’est-à-dire se repaissent et s’abreuvent comme des bêtes, pour toute la semaine. Tout cela emporte ses économies hebdomadaires, ce qui a été gagné dans le labeur et la malédiction. Dans les bou- cheries et les boutiques de mangeaille le gaz brûle en puissants faisceaux, inon- dant les rues de lumière. C’est un véritable bal qui s’organise pour ces nègres blancs. Le peuple se presse dans les tavernes ouvertes et dans les rues. On mange et on boit. Les débits de bière sont ornés comme des palais. Tout le monde est ivre, mais sans joie, d’une ivresse morne, lourde et étrangement taciturne. Parfois seulement des échanges de jurons et de sanglantes altercations rompent ce silence de mauvais augure et d’un sinistre effet. Tout ce monde se dépêche de s’enivrer au plus vite jusqu’à la perte de conscience… Les femmes ne le cèdent en rien aux hommes et se saoulent avec leurs maris ; les enfants courent et rampent parmi eux. C’est par une telle nuit, vers deux heures, qu’une fois je me suis laissé aller à errer longuement parmi l’innombrable foule de ce peuple morose, demandant ma route presque uniquement par signes, car je ne sais pas un mot d’anglais. J’ai trouvé ma route, mais l’impression de ce que j’ai vu m’a tourmenté ensuite pendant trois jours. Le peuple est partout le peuple, mais là tout était si colossal et d’un tel relief qu’on palpait littéralement ce que jusqu’alors on n’avait pu qu’imaginer. Là ce qu’on voit, ce n’est même plus le peuple, c’est la perte de conscience, systématique, soumise, encouragée.

(...) J’ai vu à Hay Market des mères amener à la besogne leurs filles mineures. Des fillettes qui peuvent avoir douze ans vous arrêtent par le bras et vous demandent d’aller avec elles. Je me souviens d’avoir vu une fois parmi la cohue, dans la rue, une fillette qui n’avait pas plus de six ans, tout en haillons, sale, nu-pieds, ivre d’alcools et de coups : ce qu’on voyait de son corps à travers ses hardes était couvert de bleus. Elle était comme une inconsciente, sans hâte et sans but, vaguant Dieu sait pourquoi dans cette foule ; peut-être avait-elle faim. Nul ne faisait attention à elle. Mais ce qui me bouleversa le plus, c’est qu’elle avait sur le visage une telle expression de peine, de désespoir sans issue, que de voir cette petite créature porter un tel poids de malédiction et de désolation avait quelque chose de hors nature et d’affreusement douloureux. Elle ne cessait de balancer de droite à gauche sa tête ébouriffée, comme discutant avec elle-même, elle écartait ses petits bras, gesticulait, puis soudain joignait les mains et les portait à sa poitrine à peine couverte. Je revins sur mes pas et lui donnai un demi-shilling. Elle prit la piécette d’argent, me regarda droit dans les yeux d’un air farouche, avec une surprise apeurée, et soudain se détourna et s’enfuit à toutes jambes, comme redoutant que je lui reprisse l’argent.


(...) Baal règne et ne demande même pas la soumission, sûr qu’il est de l’obtenir. Sa foi en lui-même est illimitée : il distribue dédai- gneusement et tranquillement, simplement pour s’en débarrasser, une charité organisée, après quoi rien ne peut ébranler son assurance."

Notes d'hiver sur des impressions d'été. Dostoïevski.
Traduction André Markowicz. 1995 Actes Sud "Babel"

vendredi 13 février 2009



"Want a whisky ?"

Pretty Baby, Louis Malle 1978

jeudi 12 février 2009

Orphée et Eurydice

Mon idéal en littérature c'est "Orphée et Eurydice" de Nicolas Poussin. Il faut écrire comme ce tableau est composé. Des hommes halent un petit bateau depuis la rive, un château fume sans qu'on sache s'il est ou non en train de brûler, des arbres assez finement détaillés pour qu'on comprenne qu'il vente disent paisiblement la saison et la latitude, et le drame auquel nous sommes convoqués est récité au premier plan d'une voix ferme et claire - voix qui n'exclut aucune ambiguïté, au contraire. Je suis allé au Louvre hier, à la "nocturne" du mercredi soir. J'avais l'intention de franchir enfin la salle des Poussin et de découvrir Le Lorrain mais je n'ai pas pu dépasser "Orphée et Eurydice" - encore une fois je suis resté trois heures et je n'ai vu qu'un tableau. (Full disclosure : une des premières choses que j'ai su de JB c'est que Poussin était son peintre préféré).


Le tableau aurait pu s'appeler "Moritura", celle qui va mourir (Ovide), tant le destin d'Eurydice (mordue par le serpent le jour même de ses noces) est sciemment placé au centre absolu du tableau par la vision du peintre. Orphée charmant son auditoire de nymphes - nymphes du même âge qu'Eurydice, précise Ovide - est relégué à droite, au second plan du premier plan. Tellement captivé par les harmonies qu'il tire de sa lyre il n'entend pas le cri de sa bien-aimée - mais l'est-elle encore maintenant qu'il l'a conquise et épousée ?

La lumière de Poussin (rasante, ocrée, venant ici de la gauche) est celle de son intelligence de la scène : il choisit Eurydice, et la pare d'un éclat aussi tragique que le cri qu'elle vient de pousser. Nous sommes prisonniers nous aussi, à notre façon, d'une petite musique qui nous fait remuer mollement les lèvres et tout voir en flou - la petite musique d'ascenseur du quotidien, de ce que Proust appelle dans Le temps retrouvé la "vie vulgaire" ; visiteur de musée nous n'entendons pas non plus le cri d'Eurydice, et ce n'est qu'en nous concentrant sur ce qui l'entoure (un pécheur stupéfait qui se retourne, un serpent dont la silhouette se détache difficilement du vert de la berge herbeuse) que nous comprenons qu'un drame se joue ou, pour dire les choses telles qu'elles sont, s'est déjà joué. Eurydice va mourir ; Orphée (mon Grec préféré, le moins grec des Grecs : l'Extatique promis à l'enfer du Regret éternel) Orphée la rejoindra au Enfers et peu importe le petit jeu pervers d'Hadès, ce qui reste au fond c'est que celle qui est promise à la mort doit mourir, et que rien ni personne ne peut intervenir quand l'heure est venue pour une si belle personne de quitter le si beau paysage de ce si beau monde. C'est évidemment Eurydice le personnage principal du drame d'Orphée et Eurydice. C'est son histoire qui compte. L'arrière-plan du tableau de Poussin, quoique majestueux, ne l'ignore pas : des fumées épaisses qu'on ne peut s'empêcher de trouver anormales s'échappent du château fort ; le ciel au-dessus des glaciers se charge de nuages obscurs, s'assombrit pour se mettre à l'unisson du funeste destin d'Eurydice, au lieu de se laisser lui aussi charmer et égayer par la lyre d'Orphée.

Il faut ajouter qu'un fleuve (et quel fleuve) sépare l'humanité banale des travailleurs et des baigneurs nus, - humanité éternelle à sa façon, celle qui sue sur la berge et montre ses fesses sur le ponton - du drame mythologique et de ses acteurs oisifs et privilégiés. Le pêcheur, qui occupe un lieu intermédiaire, est le personnage le plus moderne du tableau, celui qui a perdu sa place naturelle, celui dont on se demande pourquoi il est là et qu'on soupçonne de simuler, de n'être pas celui qu'il prétend être. Si on devait faire un roman de ce tableau le jeune pêcheur roux en serait à coup sûr le narrateur. Il appartient à cet autre monde, à cette autre rive, celle des labeurs et des joies simples, mais il aspire à l'éternité des poètes et des nymphes. Je le vois bien en soupirant secret d'Eurydice, faisant semblant de pécher pour être au plus près d'elle en ce terrible jour de noces - tandis qu'elle se livre à l'Autre, l'imposteur, celui qui, dans la perspective inversée de son délire d'amour, prend sa place dans la vie d'Eurydice... Et puis soudain la Fatalité - qui se moque des délicatesses de nos fantasmes - s'abat sur celle à laquelle notre pêcheur se dit qu'il serait autrement plus dévoué qu'Orphée si c'était lui qu'elle avait choisi, un homme de chair et de sang au lieu de cet enchanteur efféminé qui n'appartiendra jamais totalement qu'au dieu jaloux de son inspiration.

Les beautés de ce tableau sont innombrables ; à vouloir les débusquer toutes on risque d'affadir celles déjà évoquées. Je voudrais dire encore tant de choses : la façon dont la lumière dore l'épaule de la nymphe de gauche ; le reflet des passagers de la barque et des baigneurs dans le fleuve ; le fleuve ; le regard indéchiffrable du marieur qui tourne le dos à Eurydice... Il faut finir alors finissons sur ce qui m'émeut personnellement le plus dans le tableau : le visage de la nymphe assise aux pieds d'Orphée, qui nous fait face et ne voit rien du monde si méticuleusement recréé par Poussin. C'est pourtant le visage même de l'admiration, de l'enchantement, de la délectation - les yeux dans le vague, le nez long et sage, la bouche d'enfant entrouverte. Et sa posture à la fois droite et désinvolte, sa main surtout, qui repose sur l'épaule de l'autre nymphe et qui parait l'avoir tout à fait oublié... Pour comprendre il faut l'avoir vue en vrai, en chair et en peinture, la belle dryade au front cerclé d'une couronne à fleurs ; il faut s'être interminablement penché sur ce coin du tableau, le nez presque collé à la toile, et avoir provoqué les ricanements de deux préadolescentes japonaises à Eastpaks et collants à rayures... Quel genre de fou tombe amoureux d'un détail d'un tableau ? Non : quel genre de fou tombe amoureux de ce détail de ce tableau ?


mercredi 11 février 2009

Repris contact avec François qui vit maintenant à Madrid et qui, si j'en crois l'email qu'il m'a envoyé, y est tout à fait comme jadis son homonyme roi de France - prisonnier. "J'aime une femme qui ne m'aime pas. Je ne peux pas quitter la ville où elle habite. Je ne peux pas y habiter sans souffrir le martyre de savoir qu'un autre homme l'embrasse dans le cou. Je ne peux pas y être ; je ne peux pas ne pas y être. Je suis sûr que toi tu me comprends." Affaire à suivre.

***

Hier un couple nous arrête C. et moi au beau milieu de la chaussée : la fille avait reconnu C., elles étaient en primaire ensemble. Tandis que les deux pies bavassent le petit-copain en costume bleu pétrole me demande ce que je "fais dans la vie" avec un grand sourire de conseiller commercial. Je hoche la tête et prends mon air le plus pénétré pour lui avouer - à lui, ce crétin de passage que je compte bien ne jamais revoir - toute la vérité rien que la vérité je le jure : "Je fais illusion." Refroidi il cherche en vain une blague à ajouter et finit par consulter l'écran de son téléphone portable dernier cri.

mardi 10 février 2009

Conversation n° 55

M. C'est ça, ça me fait penser à Baudelaire, regarde, je l'ai retrouvé dans ta bibliothèque - dans ta bibliothèque. "Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste." Tu comprends ce que ça veut dire ? Essaie de sortir la citation de son joli petit écrin et de la porter autour du cou.
C. Oh fous-moi la paix.
M. Mais dis quelque chose. C'est pas possible, tu peux pas venir, troubler ma tranquillité et rien dire, attendre que je te divertisse, que je t'intéresse. J'étais en train de travailler.
C. Travailler allongé sur ton canapé ?
M. C'est ça mon travail. Rester allongé sur un canapé et réfléchir. Je me souviens d'une époque où tu avais l'air de comprendre de quoi il s'agissait. Mais j'ai sans doute rêvé, comme d'hab.
C. Tu veux vraiment ça, la femme de Tolstoï.
M. Ah oui c'est dans quoi ça déjà ?
C. Roth.
M. Mais non, non, moi je veux la femme de Dostoïevski, tu sais bien. Beaucoup plus jeune que lui - je répète : beaucoup plus jeune que lui. Et surtout miraculeusement dévouée. Recopiant mot après mot ses manuscrits, épongeant ses dettes de jeu... Il faut que je dise quoi pour que tu sortes d'ici en faisant claquer la porte ?
C. Et si... et si je décidais que non, pas cette fois. Et si je te disais que tu n'es ni Tolstoï ni Dostoïevski ni même Philippe Besson.
M. Une mutinerie. Très bien. Eh ben quand même. Mais réponds-moi sur la citation. Tu t'envisages comment dans son éclat diabolique ? C'est un diamant noir, cette phrase. Qu'est-ce que tu en penses ? Tu es où dans le cosmos de cette phrase ? Ah ah.
C. Pourquoi tu fais ça ?
M. Par ennui bien sûr.
C. C'est moi qui t'ennuie ? Mais si je t'ennuie à ce...
M. C'est tout qui m'ennuie. Toi au contraire, tu m'intéresses.
C. Je t'intéresse ? Comme un punching-ball t'intéresse.
M. Non, comme une étrangère.
C. Je...
M. Fais claquer la porte en sortant. Sois bestialement en colère. Pas en colère comme dans une scène de vaudeville, vraiment en colère.
C. Et si je veux rester ?
M. Alors laisse-moi m'allonger sur mon canapé de travail et tais-toi. Dis pas un mot. Fais-moi à manger. Passe le balai... Eh ben voilà, quand même. Ah c'est toujours le balai qui a raison de ta patience. Tu vois, toujours pareil : le vaudeville. C'est dingue, c'est comme si toute la paroi intérieure de ton cerveau était tapissée de clichés. Je me demande à quoi ça ressemble de penser comme ça, avec des grosses idées en plastique fluo. Oublie pas la porte. Aïe...

dimanche 8 février 2009

Conversation n° 57 (téléphone)

C. Je te réponds mais tu me jures que tu l'utiliseras pas.
M. Mais je suis pas ton ennemi enfin, ça devient grotesque, pourquoi je l'utiliserais ? Et qu'est-ce que ça veut dire, l'utiliser ? L'utiliser contre toi, comme au tribunal ?
C. Tu sais très bien ce que je veux dire.
M. J'ai l'eau des pâtes qui bout là, j'ai pas trop le temps de jouer aux devinettes.
C. Oui ce serait peut-être mieux qu'on en parle de vive voix.
M. Mais non enfin, vas-y, qu'est-ce que c'est ?
C. Une nouvelle. Il a écrit une nouvelle.
M. Vraiment ?
C. Oui, vraiment, pourquoi je mentirais ?
M. Et... ça alors. Une nouvelle. Je suis...
C. Elle s'appelle "Sixteen reasons"
M. Et... ça alors. Mais pourquoi en anglais ? Je veux dire, tu l'as lue ?
C. J'ai jamais eu le courage. C'est trop pour l'instant.
M. Hum.
C. Hum quoi ?
M. Hum, je comprends. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour pouvoir la lire ?
C. Ah ben ça c'est pas demain la veille... Je sais pas, le seul exemplaire se trouve dans un coffre-fort du bureau de mon père. Faudrait voir avec lui.
M. Un coffre-fort. D'accord. Sixteen reasons. Bizarre, non ? Pourquoi un titre en anglais ?
C. Qu'est-ce que tu dis ?
M. Rien, et puis je dois raccrocher là, je peux pas faire deux trucs en même temps. Bye.
C. Bye.
Dormi deux heures cette nuit. Terrorisé comme un gosse à l'idée de fermer les yeux et de refaire LE cauchemar - les rats, l'orgue et ce troisième "élément" que je préfère ne pas évoquer ici. Accroupi sur mon lit, emmitouflé dans deux couvertures et bouche bée à cause de ma sinusite j'ai lu et relu les Evangiles - les synoptiques, et surtout celui de Jean. Je me souviens de la première fois où j'ai compris la parabole du grain de blé. "En vérité, en vérité je vous le dis : Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais s'il meurt il porte beaucoup de fruits." C'était en première à Chameaulx, chez les maristes. J'étais pétri de nietzschéisme, je haïssais la religion de tout mon coeur (j'adorais la haïr) mais qu'une mort, celle du Christ, puisse être envisagée selon le point de vue de sa fécondité avait déjà éveillé ma curiosité et fait vibrer au plus profond de moi une corde que je n'ai jamais entendu aussi distinctement qu'aujourd'hui. Le Seigneur qui descend au niveau des hommes pour leur offrir la vie divine, le Seigneur qui prend ce risque, en devenant homme à son tour, de n'être pas compris, d'être rejeté, de semer sa parole de vie dans des coeurs desséchés. Comment s'y prend-il pour nous offrir la grâce ? Il meurt. Mais sa mort nous donne la vie. Sa mort est promesse de vie, de vie éternelle. Il faut mourir pour renaître.

Je m'aperçois de la facilité avec laquelle je prononce ces phrases dans le silence de ce blog ; je n'arrive même pas à commencer à imaginer en parler avec quelqu'un, j'aurais l'impression de ventriloquer, d'être la voix d'un autre - et pourquoi ne pas l'avouer après tout, je me sentirais effroyablement ridicule, comme ont toujours été ridicules à mes yeux ceux qui commentaient les sermons du Christ. Quand je lis les Evangiles je sens que Jésus ne s'adresse qu'à moi, et ce n'est jamais ridicule. Et puis ensuite je ferme les yeux et je reviens à la vie vulgaire. Et alors Jésus m'apparaît comme une personne spectaculaire, lointaine, bien trop sérieuse pour être prise au sérieux par l'esprit moderne (Baudelaire rappelle dans son essai sur le rire que ce que ne fait jamais le Christ c'est rire, puisque le rire est la chose de Satan - rire c'est, dit-il en substance, manifester la conscience de sa supériorité). Je suis perplexe : s'il n'y a plus que la peur du ridicule qui me sépare de ce geste incroyable qu'est la reconnaissance de ma foi, alors ce n'est qu'une question de temps. Et pourtant je suis si loin des autres, je suis encore si férocement moi-même, si orgueilleux, si facilement enclin à la cruauté gratuite (C.), si peu disponible, - et mon coeur est si sec...

***

Rencontré S. vendredi complètement par hasard à une soirée. Ancien ami de JB, barbu, obèse et probablement fou. Lorsque C. l'a reconnu j'ai cru qu'elle allait éclater en sanglots. Ils ont échangé quelques mots maladroits et se sont éloignés dès le premier silence de plus de deux secondes, comme s'ils étaient rien moins que la peste l'un pour l'autre. Stupéfiant de voir la façon dont ils étaient gênés d'être physiquement côte à côte, comme si la rencontre invisible de leurs deux mémoires produisait assez d'étincelles pour faire apparaître, mais pour eux seuls, le spectre de ce mort déjà légendaire qui les réunit. De tous les morts de ma vie Jean-Baptiste qui m'est le moins cher (je ne l'ai jamais connu) est celui qui possède pourtant le plus évidemment cette qualité divine qu'il suffit à un mort d'être mort pour acquérir. Je ne connais sa vie que par bribes et pourtant elle me semble plus réelle, plus consistante que toutes les vies qui se jouent en ce moment autour de moi, tous ces acteurs qui strut and fret their hour upon the stage, condamnés à n'être bientôt plus entendus. La raison de ce mystère (raison impuissante à le résoudre cependant) tient bien sûr à la façon dont il est mort ; je ne le vois pas comme un Werther ou un Kurt Cobain mais plutôt comme Kirilov dans les Démons de Dostoïevski. Se tuer pour devenir Dieu, pour être absolument soi-même, pour aller au bout de la logique de la liberté : "La liberté sera totale, explique Kirilov, quand il sera indifférent de vivre et de mourir. Voilà le but de tout." A quoi son interlocuteur répond : "Le but ? Mais alors il se peut que personne ne veuille plus vivre ? - Personne", réplique-t-il, nous dit Dostoïevski, "d'un ton ferme" - le ton que je prête à JB lorsque je l'imagine en train de se débattre dans le rets de ces questions, accroupi sur le lit de cette chambre de bonne qui devait être sa dernière demeure.

jeudi 5 février 2009

Réveil

Fermez les yeux et visualisez une rue parisienne au milieu des années 1930, où passent une demi douzaine d’inconnus aux allures d’automates, inexplicablement familiers et parfaitement immobiles, aussi impeccablement immobiles que les participants figés d’un « 1… 2… 3… Soleil ! » qui serait pour une fois absolument respecté – je ne peux pas imaginer qu’une telle chose n’existe pas. Le jeune homme en question se tient debout tout à gauche (ne zoomez pas, penchez la tête), il a les cheveux noirs, les lèvres sombres et les yeux mi-clos ; on le voit de face sur le point de capturer une fillette de profil en jaquette rouge, socquettes blanches et jupon de velours à mi-cuisse. Pour l’instant il la tient fermement par l’avant-bras, et ainsi serré contre elle, si près, on se dit qu’elle doit sentir son souffle sur sa nuque. Mais rien ne bouge, rien ne se résout ; ça dure, ça s’éternise mais ça ne progresse pas. Pris au piège le cours du temps pourrait bien décider de s’inverser ou de se mettre en grève – un pas de côté, un virage brusque et toute l’humanité agissante et pressée qui finit dans le ravin. Et pourquoi pas ? Un nombre de moins en moins négligeable d’années gorgées d’intuitions bizarres, d’erreurs de jugement et d’expériences ratées me poussent à croire de plus en plus fermement aux rêves prémonitoires et à l’inanité des frises chronologiques – mais il ne s’agit pas de cela ici, et encore moins de moi et de ce en quoi je crois.

De quoi s’agit-il ? D’un détail, du détail d’un tableau que je connais, que vous connaissez peut-être (sans doute) et que cherche désespérément à identifier, à travers les Brumes Blafardes du B majuscule par lequel commence le nom du peintre (Ba… Blat… Buls… Buth…), le personnage principal de ce rêve que je m’apprête à réveiller au moyen des quelques 113 effroyables décibels du jingle de France Info diffusé à 06:59 précises par le radio-réveil que nous nous sommes mis d’accord, vu l’inhabituelle profondeur de son sommeil, pour placer à côté de son oreille, juste là à même la couche, sous le ventre mou de son édredon bleu pâle, à l’instar de cette dague au manche serti de diamants dont le vieux roi paranoïaque de la légende refusait farouchement de se séparer, souvenez-vous, fût-ce pour une nuit d’amour avec « la plus vierge des innocentes. » Quoi de plus stupéfiant, quoi de moins stupéfiant en vérité que de voir paraître tout à coup ce pauvre Souverain imaginaire au coin de la rue ? Le temps de penser que je m’agenouille, la troisième rangée de dos misérables que le roi ne voit même pas, et – miracle de l’humiliation – voilà qu’une crise de sanglots secs étouffent ma poitrine et qu’il me faut lutter contre toutes les forces de l’univers pour ne pas exploser. Lequel des deux ? demande le roi. Je ne sais pas quoi répondre mais il précise : si vous pouviez en sauver un, n’en sauver qu’un, choisiriez-vous lui ou elle, Il ou L, P ou M ? Le roi insiste à peine et nous nous prosternons, oh oui, nous nous prosternons à nouveau. Les badauds, la garde, les trompettes, les courtisanes au sein palpitant et ces vieux conspirateurs haineux et barbichus dont on se sépare mentalement avec plus de difficulté que d’un essaim de moucherons ou d’un bout de scotch collé au doigt. Et Sa Majesté qui nous ignore superbement, Sa Majesté qui n’a d’yeux que pour le nez du royaume. Regardez, regardez les yeux du nez lorsqu’elle compare des essences d’arbres. C’est une femme de trente ans avec un beau visage classique à la Ingrid Bergman. Absorbée par les senteurs elle est tout à fait magique, mais lorsqu’elle parle ses yeux s’écarquillent, elle redevient sociale, banale, à un hochement de tête de la plus parfaite vulgarité. Des fois, dit-elle en levant les yeux au ciel, des fois je sens une odeur et je me dis, Zut alors, elle a osé. Quand je dis elle je veux dire la nature. La nature de toute façon, c’est ce qu’il y a de plus créatif. Et le roi acquiesce, ravi. Il se lance dans un monologue sur les hommes qui parcourent la forêt à la recherche des plus belles essences. Survol de continents d’émeraude. L’Amazonie pulmonaire, les bois de trembles et de bouleaux de la Sainte Russie, les sapinières scandinaves, la Forêt Noire, les pinèdes provençales et les hêtraies celtiques. Le parfum, le parfum, déclare Sa Majesté en maîtrisant royalement une souveraine remontée gastrique, le parfum est une des plus émouvantes expressions de l’arbre. Que reste-t-il de la plus belle femme du monde, je vous le demande : que reste-t-il d’elle ? Ses toilettes ? Ses tableaux de Vénus au miroir ? Son book de photos stylisées ? Les sonnets qu’un barde chétif et mélancolique a composés pour elle ? Oui-da. Mais que nenni : rien ne la restitue mieux que son parfum. Tout le monde est d’accord. Vous, moi, le jeune homme aux yeux mi-clos et la fillette aux genoux nus qui n’en finit pas d’être sur le point de se faire enlever. Quant à « M., M. » (c’est le prénom prononcé avec une insistance teintée d’irritation par une voix bien connue au loin derrière le voile de larmes qui nous sépare de la lumière du jour), eh bien « M., M. ?

— Hein ?

— M. ? M. ? », M. oui, celui-là même qui demandera dans un instant « Comment tu m’as appelé ? », « M. » se souvint pour la première fois ce matin-là, une fraction de seconde avant que retentissent le jingle du journal de 7 h 00 et la brutale rumeur du monde, de l’exacte et quelque peu vulgaire fragrance vanillée et agrumes du parfum de sa mère – celui que sa fantaisiste mémoire associait infailliblement à la belle élasticité d’une peau caramel ainsi qu’aux draps vert pomme vigoureusement secoués dans le calme inquiétant et poussiéreux de certaines aurores d’avril et que n’osait plus sortir de leur placard l’orphelin de fraîche date qu’il ne cesserait plus jamais d’être. Il y eut encore une note de musc, un quelque chose d’ambré, d’obscu- rément sensuel et puis ce fut la nuit, la nuit du petit jour quintessenciée dans l’odeur entêtante du café qu’elle (l’autre elle, suivez mon regard oblique au-delà du bar américain) venait de préparer et qui montait, montait péniblement, bruyamment, méchamment, sans se soucier de la vulnérabilité, de la préciosité des choses, du temps, des souvenirs. M. ouvrit alors l’œil droit et pensa : qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ? Et par ça c’était au réveil qu’il pensait, à rien d’autre qu’au réveil, à cette froide seconde impitoyable où la voix d’un journaliste même pas anonyme vous assène l’heure soi-disant précise et s’apprête à faire pleuvoir sur votre cœur encore tout chaud et frémissant de son séjour au pays des songes le jet d’eau glacial de l’essentiel de l’actualité.

mercredi 4 février 2009

La lecture des Sonnets de Shakespeare que j'ai achetés en décembre dernier dans une confortable édition bilingue et qui depuis ne quittent plus la poche de mon manteau (manteau offert par mon très-regretté ami Washington que je salue au passage) m'a poussé à en écrire moi-même - des sonnets que Wikipedia appelle shakespeariens ou élisabéthains, ABAB CDCD EFEF GG. Sans vouloir me trouver des excuses, je tiens à jurer sur ma vie que je ne me suis jamais considéré comme un poète. N'ayant d'ailleurs aucun thème en tête je me suis comporté de la façon sans doute la moins lyrique qui soit : j'ai écrit quelques mots essentiels sur des bouts de papier, je les ai mis dans ma casquette des Postes anglaises et, n'ayant aucune main innocente à portée de regard j'ai moi-même tiré au sort. Quelques semaines et presque un crayon de papier entier plus tard trois sonnets sur le Suicide noircissent on ne peut élégamment les trois dernières pages de mon bienaimé Moleskine. Je les ai envoyés par email à C. Elle m'a fait une de ses insupportables réponses solennelles qui commencent par Cher Merlin (à la ligne) et qui évitent soigneusement d'entamer le premier paragraphe par Je. Sa solennité, la franchise soudaine de son regard quand elle veut me dire quelque chose... il est chaque jour plus évident que le précédent que je vais finir par payer un tueur à gages - ou me payer moi-même pour effectuer l'impérieuse besogne. 450 mots pour me dire que malgré tout mon talent "qui n'est pas en question" je ferais peut-être mieux d'en rester à la prose. Trop d'adjectifs, trop de rimes. J'ai toutefois la faiblesse de penser qu'elle n'a pas tort, et c'est comme en un geste d'adieu au continent surexploité de la Poésie que je jette ces vers démodés en pâture aux voix anonymes que j'entends susurrer contre la paroi noire et glacée de mon bulloblog. Me voici enfin nu et ridicule devant l'invisible assemblée de ces démons hargneux à qui j'offre, maigrelet grand seigneur, rien moins que le bâton pour me faire battre. Ecce homonculus. (Ne prends pas peur, Washington, il s'agit d'une saignée à but thérapeutique.)

Suicide 1

Je m'en vais mes amis, je m'en vais mes cochons
Accouplez-vous, vivez, mais pour moi c'est la fin;
Je quitte le corps du monde vaincu par le démon,
Je n'aime pas la vie et elle me le rend bien.
Vous cherchez les beaux ciels, les plages et les collines,
Moi je préfère les bois à la morte saison:
Le froid soleil d'hiver, racorni, qui chemine
Entre les grands bouleaux aux pâles frondaisons.
Frêle vautour penché sur ma propre ombre frêle,
Je fais triste compte des joies qui me restent:
Donner des tours de clés et vider les poubelles,
Rêver qu'il y a la peste, que j'échappe à la peste.
Sachant qu'on ne guérit pas d'un manque d'appétit,
Je pose une main sereine sur mon coeur rabougri.

(La suite au prochain épisode)

mardi 3 février 2009

Homo homini musca

J'apprends par Marcel Schwob qui l'a lui-même appris de John Aubrey que Hobbes (le philosophe) "devint très chauve dans sa vieillesse ; pourtant, dans sa maison, il avait coutume d'étudier nu-tête, et disait qu'il ne prenait jamais froid mais que son plus grand ennui était d'empêcher les mouches de venir se poser sur sa calvitie."

dimanche 1 février 2009

Relecture, à la faveur d'une insomnie, de Jules César de Shakespeare. De nombreux passages que j'avais déjà soulignés, comme les mots de César sur Cassius ("Such men as he be never at heart's ease / Whiles they behold a greater than themselves, / And therefore are they very dangerous."), César qui se compare au Danger ("We are two lions littered in one day, / And I the elder and more terrible") et dénonce ainsi la lâcheté : "Cowards die many times before their deaths ;/ The valiant never taste of death but once." Et puis je tombe sur ce monologue célèbre d'Antoine après l'assassinat de César : Antoine a dupé Brutus et obtenu de prononcer le discours de funérailles de César, où, contrairement aux attentes des conjurés ("We shall be called purgers, not murderers"), il divinisera la personne de César et excitera les passions les plus violentes de la plèbe soudain convertie à l'adoration du Roi assassiné ("We'll burn his body in the holy place, / And with the brands fire the traitor's houses"). Pour l'instant Antoine est seul, penché sur le cadavre de César ; il appelle mille morts sur la tête des conjurés et, au-delà d'eux, sur l'Italie entière fondée sur ce meurtre odieux :
A curse shall light upon the limbs of men;
Domestic fury and fierce civil strife
Shall cumber all the parts of Italy,
Blood and destruction shall be so in use
And dreadful objects so familiar
That mothers shall but smile when they behold
Their infants quarter'd with the hands of war;
All pity choked with custom of fell deeds:
And Caesar's spirit, ranging for revenge,
With Ate by his side come hot from hell,
Shall in these confines with a monarch's voice
Cry 'Havoc,' and let slip the dogs of war;
That this foul deed shall smell above the earth
With carrion men, groaning for burial.
Ce que j'entends surtout à la relecture c'est le "All pity choked with custom of fell deeds" qui me rappelle irrésistiblement la prophétie de Jésus sur le mont des Oliviers, la charité qui se refroidit par suite des iniquités devenues habitudes :
Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres: gardez-vous d'être troublés, car il faut que ces choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. Une nation s'élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume, et il y aura, en divers lieux, des famines et des tremblements de terre. Tout cela ne sera que le commencement des douleurs. Alors on vous livrera aux tourments, et l'on vous fera mourir; et vous serez haïs de toutes les nations, à cause de mon nom. Alors aussi plusieurs succomberont, et ils se trahiront, se haïront les uns les autres. Plusieurs faux prophètes s'élèveront, et ils séduiront beaucoup de gens. Et, parce que l'iniquité se sera accrue, la charité du plus grand nombre se refroidira.
Je suis sûr que Shakespeare avait ce passage de l'Evangile de Mathieu en tête (24;6-12) quand il a composé le monologue d'Antoine. Shakespeare était très chrétien, on a trop tendance à l'oublier, me semble-t-il. N'empêche. All pity choked with custom of fell deeds - je ne sais pas si c'est aussi dû au manque de sommeil et à la neige qui tombe depuis 3 heures du matin sur mon cher boulevard D. mais ça me fait froid dans le dos.

samedi 31 janvier 2009

Conversation n°62 (pressés l'un contre l'autre sur le clic-clac, moi derrière, un peu "ému" au début et plus du tout après ; elle regarde dans le vague, sa vilaine joue carrée posée sur ses mains jointes ; pendant la première moitié de la conversation je lui caresse les cheveux, ensuite je me mets à imaginer qu'ils sont gras, je serre le poing et j'y appuie ma tempe droite)

C. Pourquoi tu m'as jamais dit ce que tu pensais vraiment de Boucheron ?
M. Quoi ?
C. OK génial, tu te souviens même pas.
M. De quoi?
C. Devant mon père vendredi. "Oh pas des poètes mineurs dans le genre Boucheron." Vendredi, ouh ouh, au restaurant ? C'est bon, tu retrouves la mémoire ?
M. Mais de quoi tu parles, enfin j'ai toujours dit que Boucheron était un poète mineur, mais et alors, un poète mineur c'est très bien, faut de tout pour faire un monde.
C. Mais alors tu crois vraiment que Boucheron est un poète mineur ? Réponds-moi stepl'.
M. Oh j'ai tellement pas envie d'avoir cette conversation.
C. C'est ça que tu penses vraiment de lui ?
M. Hum.
C. Pourquoi tu me l'as jamais dit ?
M. Mais je te l'ai dit, et puis merde quand je dis quelque chose c'est pas parole d'évangile.
C. Oui ça c'est sûr.
M. Mais alors pourquoi ça te vexe ?
C. J'ai passé deux ans à travailler sur lui, j'ai passé deux ans avec lui et toi tu dis comme ça, en passant, oh Boucheron le poète mineur...
M. Mais tu aurais préféré quoi, que je dise : Boucheron, que je considère comme un poète majeur... Si c'est pas vrai, je vais pas inventer une fausse vérité pour te faire plaisir, si ? Si ? Et puis cette conversation n'a aucun sens, aujourd'hui non seulement tout le monde se fout des distinctions majeur mineur mais en plus tout le monde se fout des poètes.
C. N'empêche que si je devais parler de ton écrivain préféré eh ben je ferais un peu plus attention.
M. Pitié non, vas-y franco, te gêne pas pour moi.
C. Mais non justement, quand tu tiens à quelqu'un tu fais preuve de diplomatie. C'est peut-être un sacrifice mais...
M. Donc tu veux que je sois hypocrite ?
C. Non, pas hypocrite mais... Qu'est-ce que tu dirais si... pas moi mais quelqu'un dont le jugement t'importe, disons un de tes anciens profs disait comme ça à la volée : ah Chateaubriand, cet imposteur...
M. Eh bien je prendrais ça pour une marque de respect.
C. Pff.
M. Et puis tout le monde méprise Chateaubriand aujourd'hui, l'aristo cheveux au vent qui fait des trop belles phrases, moi je suis plutôt immunisé tu vois.
C. Comme par hasard. Toujours réponse à tout.
M. Mais c'est intéressant, tu préfères que je te mente pour t'épargner plutôt que je te dise une vérité douloureuse ? C'est ça ?
C. Tu retournes le problème dans le sens qui t'arrange. Normalement quand on aime quelqu'un on s'amuse pas à le torturer.
M. Torturer. Dire que je considère le poète sur lequel t'as écrit un mémoire comme un poète mineur c'est te torturer. OK. Greffier, notez le sens de la mesure de l'accusation.
C. L'accusation ? C'est moi l'accusation ? Et puis enfin tu sais bien que... oh j'en ai marre. C'est impossible de parler avec toi.
M. Attends, comment tu l'as découvert déjà, Boucheron ?
C. OK ça va, ça suffit. Tu sais très bien comment je l'ai découvert.
M. Ton frère ?
C. OK ça va, laisse-le en dehors de ça. Putain.

(Elle se lève comme une furie, fonce aux toilettes et essaie de faire claquer la porte de celles-ci, oubliant que l'humidité a gonflé le linteau et qu'il est déjà difficile de la fermer convenablement quand on s'y prend avec calme et méthode.)

vendredi 30 janvier 2009

KLK est revenu. Remonté à la surface quand j'ai rougi de la poignée de main ratée avec "je vous en prie, appelez-moi Benoît" le père de C. Un éclat pernicieux sur un des carreaux bombés qui garnissent le haut de la vitrine de la brasserie : je rate le creux de sa main entre le pouce et l'index et je surprends son regard d'hostilité et de dépit. Une fraction de seconde de plus et je suis prêt à jurer qu'il levait les yeux au ciel, le salaud. Pour lui je ne serai jamais plus dissociable de ce malaise ; et quand pour ma part je verrai son nom surgir dans les brumes de ma pensée c'est au spectacle on ne peut plus distinct de ma main mal donnée et de mon sourire niais que je serai irrémédiablement renvoyé. Je ne peux m'empêcher d'imaginer ce gendre easy-going, good-natured, aux yeux rieurs et aux intentions saines que je pourrais être si je n'étais pas incurablement moi-même - je vois ses belles mains propres, ses sourires enjoués et, mon Dieu, c'est inouï comme je souffre. Il n'existe pas ? C'est un rival imaginaire, fantasmé de toutes pièces ? Certes, et alors ? Le diable non plus n'existe pas, ça ne l'empêche pas d'être obéi au doigt et à l'oeil pour l'essentiel de ce qui concerne la vie sociale. ("R. a les yeux qui pétillent, me disait C. en toute innocence. Et toi fais voir... Ah ben non, pas toi.") KLK réapparaît et avec lui - indeed - tous les regrets. Je porte en moi des regrets immortels, voilà ce que je voudrais crier à travers le brouillard - bien piteuse parodie de la Cléopâtre de Shakespeare et de ses immortal longings. Pour le reste il est évident que je ne relaterai la "rencontre" proprement dite que quand la fureur* m'aura un peu abandonné. Juste conclure avec cette phrase bien dans le style de KLK, et qui me laboure le cerveau depuis que je suis sorti du restaurant de ma misfortune : "L'écriture d'une scène sadique est un acte sadique, beaucoup plus incontestablement que l'écriture d'une lettre d'amour n'est un acte d'amour."

* non pas la fureur bien sûr, mais la pulsation régulière, métronomique, effroyablement persistante de mon propre ridicule

jeudi 29 janvier 2009

Demain je rencontre le père de C. Il est à Paris jusqu'à dimanche, et C. a imaginé un stratagème pour que je le salue sans que ça ait l'air de la Rencontre officielle qui scellera nos destins jusqu'à ce que la mort nous sépare. C. déjeune avec lui dans le restaurant en face du studio et moi... je les rejoins pour le café. Je surgis, je pop up, comme une pub pour du Viagra sur le site ronflant d'une paroisse campagnarde. Evidemment j'aurais dû refuser - C. comptait peut-être là-dessus d'ailleurs. Mais je suis victime de ma curiosité, comme d'habitude. Qui est-il, cet homme soigné, imberbe, courtois et impitoyable ? Comment parle-t-il ? Comment sourit-il ? Sur aucune des photos que j'ai espionnées dans l'ordinateur de C. (mot de passe : jean-baptiste, le prénom de son frère mort) on ne le voit entrer en contact physique avec l'un de ses six enfants. Ils sont là autour de lui, à la mer, à la campagne, à la neige, ils sont un trophée à six têtes, une preuve vivante (du bienfondé de l'enfantement, de la foi qu'il faut avoir dans l'avenir), ils sont la chair dont se repait l'ogre du conformisme, ogre incontentable, comme chacun sait. Qui est-il, ce pater familias qui règne sur son royaume (sa progéniture) sans jamais le toucher, l'embrasser ou le caresser ? Aucun regard enveloppant où se devine la tendresse, aucune fantaisie où se cacherait l'amour. Rien qui ne paraisse en mesure de courber rien qu'un peu sa raideur pontificale. J'en ai des frissons. Je me souviens d'une photo prise de loin où on le voit traverser le parvis d'une cathédrale, aussi dédaigneusement droit qu'un héron dans un marais, précédé par la docile colonne de sa marmaille endimanchée, cravates enfantines impeccablement nouées, souliers luisants et têtes basses. La vérité c'est bien sûr que je me protège déjà, que je me cuirasse contre cet homme solide et respectable qui, si je me fie à ce qu'il écrit, à son style et à ses préoccupations, pourrait voir dès le premier coup d'oeil que je suis enroulé comme une ombre autour du cou de cygne de sa fille chérie - mais l'est-elle seulement ?


"I love you once, I love you twice, I love you more than beans and rice"

Pretty Baby, Louis Malle 1978

mercredi 28 janvier 2009

John Updike (1932-2009)

"At the moment when Mary Pickford fainted, the Rev. Clarence Arthur Wilmot, down in the rectory of the Fourth Presbyterian Church at the corner of Straight Street and Broadway, felt the last particles of his faith leave him. The sensation was distinct - a visceral surrender, a set of dark sparkling bubbles escaping upward. (...) He was standing, at the moment of the ruinous pang, on the first floor of the manse, wondering if in view of the heat he might remove his black serge jacket, since no visitor was scheduled to call until dinnertime, when the Church Building Requirements Commit- tee would arrive to torment him with its ambitions. The image of the chairman's broad, assertive face (...) slipped in Clarence's mind to the similarly pugnacious and bald-crowned visage of Robert Ingersoll, the famous atheist whose Some mistakes of Moses the minister had been reading in order to refute it for a perturbed parishioner; from this perceived similarity his thoughts had slipped with quicksilver momentum into the recognition, which he had long withstood, that Ingersoll was quite right; the God of the Pentateuch was an absurd bully, barbarically thundering through a cosmos entire- ly misconceived. There is no such God, nor should there be."
John Updike, In the Beauty of the Lilies, 1996