jeudi 12 février 2009

Orphée et Eurydice

Mon idéal en littérature c'est "Orphée et Eurydice" de Nicolas Poussin. Il faut écrire comme ce tableau est composé. Des hommes halent un petit bateau depuis la rive, un château fume sans qu'on sache s'il est ou non en train de brûler, des arbres assez finement détaillés pour qu'on comprenne qu'il vente disent paisiblement la saison et la latitude, et le drame auquel nous sommes convoqués est récité au premier plan d'une voix ferme et claire - voix qui n'exclut aucune ambiguïté, au contraire. Je suis allé au Louvre hier, à la "nocturne" du mercredi soir. J'avais l'intention de franchir enfin la salle des Poussin et de découvrir Le Lorrain mais je n'ai pas pu dépasser "Orphée et Eurydice" - encore une fois je suis resté trois heures et je n'ai vu qu'un tableau. (Full disclosure : une des premières choses que j'ai su de JB c'est que Poussin était son peintre préféré).


Le tableau aurait pu s'appeler "Moritura", celle qui va mourir (Ovide), tant le destin d'Eurydice (mordue par le serpent le jour même de ses noces) est sciemment placé au centre absolu du tableau par la vision du peintre. Orphée charmant son auditoire de nymphes - nymphes du même âge qu'Eurydice, précise Ovide - est relégué à droite, au second plan du premier plan. Tellement captivé par les harmonies qu'il tire de sa lyre il n'entend pas le cri de sa bien-aimée - mais l'est-elle encore maintenant qu'il l'a conquise et épousée ?

La lumière de Poussin (rasante, ocrée, venant ici de la gauche) est celle de son intelligence de la scène : il choisit Eurydice, et la pare d'un éclat aussi tragique que le cri qu'elle vient de pousser. Nous sommes prisonniers nous aussi, à notre façon, d'une petite musique qui nous fait remuer mollement les lèvres et tout voir en flou - la petite musique d'ascenseur du quotidien, de ce que Proust appelle dans Le temps retrouvé la "vie vulgaire" ; visiteur de musée nous n'entendons pas non plus le cri d'Eurydice, et ce n'est qu'en nous concentrant sur ce qui l'entoure (un pécheur stupéfait qui se retourne, un serpent dont la silhouette se détache difficilement du vert de la berge herbeuse) que nous comprenons qu'un drame se joue ou, pour dire les choses telles qu'elles sont, s'est déjà joué. Eurydice va mourir ; Orphée (mon Grec préféré, le moins grec des Grecs : l'Extatique promis à l'enfer du Regret éternel) Orphée la rejoindra au Enfers et peu importe le petit jeu pervers d'Hadès, ce qui reste au fond c'est que celle qui est promise à la mort doit mourir, et que rien ni personne ne peut intervenir quand l'heure est venue pour une si belle personne de quitter le si beau paysage de ce si beau monde. C'est évidemment Eurydice le personnage principal du drame d'Orphée et Eurydice. C'est son histoire qui compte. L'arrière-plan du tableau de Poussin, quoique majestueux, ne l'ignore pas : des fumées épaisses qu'on ne peut s'empêcher de trouver anormales s'échappent du château fort ; le ciel au-dessus des glaciers se charge de nuages obscurs, s'assombrit pour se mettre à l'unisson du funeste destin d'Eurydice, au lieu de se laisser lui aussi charmer et égayer par la lyre d'Orphée.

Il faut ajouter qu'un fleuve (et quel fleuve) sépare l'humanité banale des travailleurs et des baigneurs nus, - humanité éternelle à sa façon, celle qui sue sur la berge et montre ses fesses sur le ponton - du drame mythologique et de ses acteurs oisifs et privilégiés. Le pêcheur, qui occupe un lieu intermédiaire, est le personnage le plus moderne du tableau, celui qui a perdu sa place naturelle, celui dont on se demande pourquoi il est là et qu'on soupçonne de simuler, de n'être pas celui qu'il prétend être. Si on devait faire un roman de ce tableau le jeune pêcheur roux en serait à coup sûr le narrateur. Il appartient à cet autre monde, à cette autre rive, celle des labeurs et des joies simples, mais il aspire à l'éternité des poètes et des nymphes. Je le vois bien en soupirant secret d'Eurydice, faisant semblant de pécher pour être au plus près d'elle en ce terrible jour de noces - tandis qu'elle se livre à l'Autre, l'imposteur, celui qui, dans la perspective inversée de son délire d'amour, prend sa place dans la vie d'Eurydice... Et puis soudain la Fatalité - qui se moque des délicatesses de nos fantasmes - s'abat sur celle à laquelle notre pêcheur se dit qu'il serait autrement plus dévoué qu'Orphée si c'était lui qu'elle avait choisi, un homme de chair et de sang au lieu de cet enchanteur efféminé qui n'appartiendra jamais totalement qu'au dieu jaloux de son inspiration.

Les beautés de ce tableau sont innombrables ; à vouloir les débusquer toutes on risque d'affadir celles déjà évoquées. Je voudrais dire encore tant de choses : la façon dont la lumière dore l'épaule de la nymphe de gauche ; le reflet des passagers de la barque et des baigneurs dans le fleuve ; le fleuve ; le regard indéchiffrable du marieur qui tourne le dos à Eurydice... Il faut finir alors finissons sur ce qui m'émeut personnellement le plus dans le tableau : le visage de la nymphe assise aux pieds d'Orphée, qui nous fait face et ne voit rien du monde si méticuleusement recréé par Poussin. C'est pourtant le visage même de l'admiration, de l'enchantement, de la délectation - les yeux dans le vague, le nez long et sage, la bouche d'enfant entrouverte. Et sa posture à la fois droite et désinvolte, sa main surtout, qui repose sur l'épaule de l'autre nymphe et qui parait l'avoir tout à fait oublié... Pour comprendre il faut l'avoir vue en vrai, en chair et en peinture, la belle dryade au front cerclé d'une couronne à fleurs ; il faut s'être interminablement penché sur ce coin du tableau, le nez presque collé à la toile, et avoir provoqué les ricanements de deux préadolescentes japonaises à Eastpaks et collants à rayures... Quel genre de fou tombe amoureux d'un détail d'un tableau ? Non : quel genre de fou tombe amoureux de ce détail de ce tableau ?


1 commentaire: