mardi 24 février 2009

J'ai été malade toute la semaine dernière. De terribles migraines ophtalmiques (de plus en plus fréquentes), et ces moments comme hier où il me faudrait un quadruple vitrage pour ne serait-ce que commencer à souffrir la pensée de la rumeur du monde. J'entends les éboueurs à quatre heures du matin, les livreurs qui déchargent leurs camionnettes, les lycéens qui hurlent, les brutes qui klaxonnent, les mobylettes qui pétaradent, l'infernale compétition des sirènes - de la police, des pompiers, du SAMU, qui est assez indispensable pour que son secours mérite un tel vacarme ? -, et les gens qui reviennent en bavardant de la place du marché, tous plus persuadés les uns que les autres d'être naturellement autorisés à vivre - vivre c'est-à-dire crier sous ma fenêtre. Quand je vois les poubelles de Franprix à 22 h ou le champ de bataille de la place B. au moment du remballage, je me dis qu'il y a trop de choses dans le monde - et je la sens grimper, grimper et se mettre à cheval sur mon pauvre nerf optique, armée jusqu'aux dents et sur le point de me convaincre, la pensée lancinante, la terrible pensée que les gens sont aussi des sortes de choses, et qu'il y en a trop, et que ça ne peut pas avoir de sens, autant de connexions neuronales dans de si petits carrés d'espace.

C. devine mon état d'esprit (qu'elle nomme, confondant tout comme d'habitude, mon "pessimisme anthropologique") et elle me rappelle cette nouvelle que j'avais écrite il y a quatre ans, où un homme en proie à d'horribles migraines finit par s'enfermer chez lui, ne plus manger et se laisser mourir. Quoiqu'elle n'en saisisse pas le sens elle a raison de faire le lien, c'est évidemment une sorte de châtiment. Je n'ai pas eu de migraines avant l'année dernière, et jusqu'ici aucun des deux médecins consultés n'a pu établir un diagnostic convaincant. Et pour cause : nous sommes en présence d'un phénomène parfaitement irrationnel, rapport aux lois secrètes qui unissent les écrivains à leurs petits personnages ; je suis puni d'avoir infligé les pires tortures littéraires à ce pauvre Gaspard qui n'avait rien demandé - je suis puni de ne pas l'avoir fait mourir tout de suite et d'avoir poussé l'imagination de sa torture aussi loin que je le pouvais. Le retour de bâton ce sont ces idées nihilistes qui cognent de toutes leurs forces et toujours au même endroit. J'ai retrouvé sur un petit cahier Clairefontaine cet extrait de la nouvelle de Gaspard où il est victime d'une de ses premières crises migraineuses. N'en ayant jamais connu moi-même à l'époque j'avais gaiement interrogé livres et gens de mon entourage. Le résultat qui me satisfaisait plutôt alors me parait aujourd'hui du ridicule le plus achevé - exposer mon propre ridicule (et brûler de me souvenir de la façon dont j'écrivais à l'époque), voilà peut-être la seule pénitence efficace dont je puisse rêver pour me libérer de cet inexplicable mal de crâne.

***

"Il s’allongea immédiatement sur le lit, sans ôter la couette bleue, sans se débarbouiller la figure ou se brosser les dents. Le sable collé à ses chaussettes glissa le long du matelas, s’éboula en une avalanche lilliputienne et ce fut le dernier bruit innocent de la soirée.

Il y eut d’abord une foule de taches et de points brillants qui défilaient de gauche à droite, ou de droite à gauche. Il suffisait d’un craquement mal venu du bois de l’armoire pour arrêter le défilé et réveiller la « chose. » Mais pendant ces quelques heures qui précédèrent le retour de C. ce ne fut jamais très douloureux. La chose semblait se tenir à distance de l’immense feu blanc, le centre droit du cerveau où se jouait dans un enfer glacial le sort de sa nuit et où convergeaient les moindres douleurs comme les plus virulentes.

Les yeux fermés, les mains immobiles le long du corps, Gaspard se prenait à rêver que cette chose fût douée de – de quoi ? d’humanité ? de conscience ? de pitié ? Le mieux qu’il pouvait espérer, c’était son indifférence. Qu’elle soit insensible à son désespoir était une donnée fondamentale ; ce qu’il n’était pas trop ridicule d’espérer, c’était qu’elle ne le trompât pas trop, qu’elle ne redécouvrît pas sans cesse la volupté qu’il y avait à retarder le coup, qu’elle ne se tînt pas tranquille sur de trop longues plages de temps pour reparaître à la faveur d’un ensommeillement raté, avec encore plus de violence et de méchanceté dans ces gigantesques coups qu’elle déchaînait contre ses ultrasensibles parois intérieures.

Le monde extérieur se tenait presque tranquille. Les téléphones ne sonnaient pas, l’horloge du séjour tictaquait trop loin pour qu’il pût l’entendre. C. quant à elle était allée dormir dans l’autre chambre, au bout du couloir. De temps en temps, à travers les murs, il entendait ce ronflement unique qui la saisissait quand elle changeait vivement de côté.

Jusqu’ici roulée en boule, recroquevillée dans une posture muette et indolore, la chose se réveilla brusquement. Gaspard ouvrit la bouche sans oser expirer. Il eut la vision d’une interminable forêt de trembles enneigée, où la lumière rosée du crépuscule paraissait tirer les arbres par les cheveux.

Avec cette sorte d’énergie et de témérité propre au seul désespoir Gaspard décocha quelques pensées contre la chose. Je ne mérite rien de tel. Personne ne mérite rien de tel. Il n’y a pas de vérité assez véritable pour justifier ce genre de terreur. Tout ce qui n’est pas absolu est ridicule. C’est le ridicule qui nous tue.

Plus vite s’articulaient les phrases, plus intense était la peur qui précédait l’accès de violence de la chose. Elle se remit en mouvement. Chose, monstre, dieu. Démon. Invisible et protéiforme il pouvait rugir comme une panthère luisante et perverse, ou déployer des ailes, ce qu’il faisait maintenant ; ce son mental odieux qu’aucun changement de position physique ne pouvait altérer, n’était-ce pas celui d’une aile lourdement déployée qui se mettait à battre, là, en lui, en toute impunité ?

Gaspard lutta jusqu’à l’aube.

Et puis une bande de lumière apparut en un saignement régulier sur le plafond.

C’était la fin, ou si ça ne l’était pas ça y ressemblait trop pour en être le contraire. Il n’y avait plus qu’une barre molle au bas de son front, juste au dessus des yeux, comme un morceau de sommeil inusité sur lequel s’acharnait un petit soldat infirme, roué de coups et abandonné par l’arrière-garde sur le champ de bataille désert et fumant.

Gaspard souffla ; il pouvait sentir son haleine moite et chaude qui résistait au permanent métissage de l’atmosphère ; avant de ne plus pouvoir résister et de n’être plus rien qu’une poignée d’atomes pulvérisés dans la fraîcheur du matin."

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