lundi 16 février 2009

"comme discutant avec elle-même"

C'est par un article de Saul Bellow paru dans la revue Bostonia que j'ai découvert il y a quelques années déjà (comment ai-je pu à mon insu atteindre l'âge où j'ai lu des livres "il y a quelques années déjà") l'existence de ce petit volume de Dostoïevski, Notes d'hiver sur des impressions d'été (1863). Il s'agit de notes impitoyables jetées sur le papier par un Dostoïevski plus slavophile que jamais lors de son voyage éclair en Europe. Je crois que Bellow aimait surtout les pages francophobes des derniers chapitres ; mais il partageait sans doute aussi avec le maître de Pétersbourg ce cauchemar prophétique de la "fourmilière universelle" comme seul destin plausible de l'humanité démocratique, cette humanité qui, ayant tué Dieu et se faisant depuis un devoir quotidien de ridiculiser les besoins de l'âme, n'aspire plus qu'au défoulement orgiaque du week-end. C'est au chapitre 5 qu'on lit les pages les plus fortes sur ce sujet :

"A Londres on peut le voir, la masse, dans des proportions et dans une ambiance dans lesquelles on ne saurait le voir nulle part ailleurs au monde, sinon en rêve. On m’a dit, par exemple, que le samedi soir un demi-million d’ouvriers et d’ouvrières, avec leurs enfants, se répandent comme une mer à travers toute la ville, se groupant surtout dans certains quartiers, et toute la nuit jusqu’à 5 heures du matin fêtent le temps du repos, c’est-à-dire se repaissent et s’abreuvent comme des bêtes, pour toute la semaine. Tout cela emporte ses économies hebdomadaires, ce qui a été gagné dans le labeur et la malédiction. Dans les bou- cheries et les boutiques de mangeaille le gaz brûle en puissants faisceaux, inon- dant les rues de lumière. C’est un véritable bal qui s’organise pour ces nègres blancs. Le peuple se presse dans les tavernes ouvertes et dans les rues. On mange et on boit. Les débits de bière sont ornés comme des palais. Tout le monde est ivre, mais sans joie, d’une ivresse morne, lourde et étrangement taciturne. Parfois seulement des échanges de jurons et de sanglantes altercations rompent ce silence de mauvais augure et d’un sinistre effet. Tout ce monde se dépêche de s’enivrer au plus vite jusqu’à la perte de conscience… Les femmes ne le cèdent en rien aux hommes et se saoulent avec leurs maris ; les enfants courent et rampent parmi eux. C’est par une telle nuit, vers deux heures, qu’une fois je me suis laissé aller à errer longuement parmi l’innombrable foule de ce peuple morose, demandant ma route presque uniquement par signes, car je ne sais pas un mot d’anglais. J’ai trouvé ma route, mais l’impression de ce que j’ai vu m’a tourmenté ensuite pendant trois jours. Le peuple est partout le peuple, mais là tout était si colossal et d’un tel relief qu’on palpait littéralement ce que jusqu’alors on n’avait pu qu’imaginer. Là ce qu’on voit, ce n’est même plus le peuple, c’est la perte de conscience, systématique, soumise, encouragée.

(...) J’ai vu à Hay Market des mères amener à la besogne leurs filles mineures. Des fillettes qui peuvent avoir douze ans vous arrêtent par le bras et vous demandent d’aller avec elles. Je me souviens d’avoir vu une fois parmi la cohue, dans la rue, une fillette qui n’avait pas plus de six ans, tout en haillons, sale, nu-pieds, ivre d’alcools et de coups : ce qu’on voyait de son corps à travers ses hardes était couvert de bleus. Elle était comme une inconsciente, sans hâte et sans but, vaguant Dieu sait pourquoi dans cette foule ; peut-être avait-elle faim. Nul ne faisait attention à elle. Mais ce qui me bouleversa le plus, c’est qu’elle avait sur le visage une telle expression de peine, de désespoir sans issue, que de voir cette petite créature porter un tel poids de malédiction et de désolation avait quelque chose de hors nature et d’affreusement douloureux. Elle ne cessait de balancer de droite à gauche sa tête ébouriffée, comme discutant avec elle-même, elle écartait ses petits bras, gesticulait, puis soudain joignait les mains et les portait à sa poitrine à peine couverte. Je revins sur mes pas et lui donnai un demi-shilling. Elle prit la piécette d’argent, me regarda droit dans les yeux d’un air farouche, avec une surprise apeurée, et soudain se détourna et s’enfuit à toutes jambes, comme redoutant que je lui reprisse l’argent.


(...) Baal règne et ne demande même pas la soumission, sûr qu’il est de l’obtenir. Sa foi en lui-même est illimitée : il distribue dédai- gneusement et tranquillement, simplement pour s’en débarrasser, une charité organisée, après quoi rien ne peut ébranler son assurance."

Notes d'hiver sur des impressions d'été. Dostoïevski.
Traduction André Markowicz. 1995 Actes Sud "Babel"

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