samedi 28 février 2009

Es ist das höchste der Gefühle (1)














En vérité je ne suis jamais ému par la beauté cinématographique. La façon dont les mots retiennent les parfums de la vie vécue me touche presque à chaque fois, de même que ne manquent jamais de me transporter une belle mélodie ou un beau chant - qui s'adressent, je crois, à ce que nous autres êtres humains avons à la fois de plus propre et de plus en commun ; mais le cinéma ne me fait aucun effet, j'y suis hermétique, gêné sans doute par ma très mauvaise vue mais surtout victime de ce qu'un ami cinéphile a appelé avec son habituel sourire de loup mon "iconoclastie". Il vaudrait mieux parler d'iconophobie : j'ai peur de l'image parce que l'image tue tout pour moi, elle n'enchante jamais rien, au contraire elle me fait déchanter, et me donne envie de plisser les yeux très fort en rêvant de pouvoir oublier ce que je viens de voir. Mais je devrais mettre ces phrases liminales au passé : hier j'ai vu Trollflöjten, la Flûte enchantée de Bergman (1975), et c'est comme une bougie qui s'est allumée aux tréfonds de ma haine du septième art. Je ne voyais pas son utilité jusqu'ici, je trouvais qu'avec ses doigts épais et gourds le cinéaste et toute sa clique de techniciens à gros sabots ne pouvaient jamais que dévaluer le trésor des histoires qu'ils manipulaient. Montrer c'était gâcher. Je préférais, à l'instar de ce cher E. L., une oeuvre de littérature moyenne voire médiocre à du soi-disant très bon cinéma. Le monde tel que le donnaient à voir ces successions d'images et de sons était pour moi illisible, disharmonieux et - puis-je l'avouer - blasphématoire. Le chaos qui épouse le chaos. Au mieux peindre en gris sur gris... Mais peu importe : la Flûte enchantée de Bergman m'a fait changer d'avis. J'ai aimé des visages en gros plan, dignifiés par la plus belle musique du monde - pour la première fois ce que seul le cinéma peut faire ne m'a pas paru dérisoire et superflu. Je ne me soupçonne aucune compétence cachée pour la critique de cinéma, aussi vais-je arrêter là et me contenter, pour donner de l'espace et du temps à l'immense joie qui m'habite depuis la rencontre avec ce chef d'oeuvre, de le paraphraser avec les moyens du bord - j'ai nommé l'extrait vidéo, la légende et la capture d'écran.

L'ouverture



Des chants d'oiseaux, des arbres en feuilles, des visages qui écoutent Mozart.

jeudi 26 février 2009

Paul Evdokimov (1901-1970), grand théologien orthodoxe, observateur invité au concile Vatican II, auteur notamment de L'amour fou de Dieu, de La Femme et le salut du monde, de Dostoïevski et le problème du mal ou encore de Gogol et Dostoïevski - La descente aux enfers, dont sont tirées les citations suivantes :

"La foi chrétienne n'apporte aucune "solution" au "problème du mal". Le mal n'est pas un problème pour les Pères de l'Eglise. Il ne s'agit pas pour ces spirituels de spéculer sur le mal, il s'agit de combattre le Malin. Un saint prierait : "Préservez-nous de toute spéculation vaine sur le mal, et délivrez-nous du Malin""

"Le Christ, à la place de tous les hommes, a vécu le "Pourquoi m'as-tu abandonné?" ; Il est descendu aux Enfers et ce cri poussé de l'abîme infernal a ébranlé ses fondations et a fait tressaillir les entrailles du Père. Le Père, qui envoie son fils, sait que même l'enfer est son domaine et que la "porte de la mort" a été changée en "Porte de la Vie". "Il tient les clés de la mort et de l'Hadès". La lumière pascale y est déposée, le mystérieux flambeau luit dans les ténèbres. Dostoïevski et Gogol nous disent que la désespérance infernale elle-même est blessée dans son coeur par une espérance qu'elle pré-contient, et que ce n'est pas aux chrétiens de désespérer."

"De l'ennui sort le diable qui apporte du sel à l'existence : et ce sont les passions idéologiques. Et l'idéolâtrie engendre l'anthropophagie universelle."

Parole d'un staretz récent, Sylvain de l'Athos, qui a entendu le Christ lui disant : "Garde ton esprit en enfer, mais ne désespère pas..."


mardi 24 février 2009

J'ai été malade toute la semaine dernière. De terribles migraines ophtalmiques (de plus en plus fréquentes), et ces moments comme hier où il me faudrait un quadruple vitrage pour ne serait-ce que commencer à souffrir la pensée de la rumeur du monde. J'entends les éboueurs à quatre heures du matin, les livreurs qui déchargent leurs camionnettes, les lycéens qui hurlent, les brutes qui klaxonnent, les mobylettes qui pétaradent, l'infernale compétition des sirènes - de la police, des pompiers, du SAMU, qui est assez indispensable pour que son secours mérite un tel vacarme ? -, et les gens qui reviennent en bavardant de la place du marché, tous plus persuadés les uns que les autres d'être naturellement autorisés à vivre - vivre c'est-à-dire crier sous ma fenêtre. Quand je vois les poubelles de Franprix à 22 h ou le champ de bataille de la place B. au moment du remballage, je me dis qu'il y a trop de choses dans le monde - et je la sens grimper, grimper et se mettre à cheval sur mon pauvre nerf optique, armée jusqu'aux dents et sur le point de me convaincre, la pensée lancinante, la terrible pensée que les gens sont aussi des sortes de choses, et qu'il y en a trop, et que ça ne peut pas avoir de sens, autant de connexions neuronales dans de si petits carrés d'espace.

C. devine mon état d'esprit (qu'elle nomme, confondant tout comme d'habitude, mon "pessimisme anthropologique") et elle me rappelle cette nouvelle que j'avais écrite il y a quatre ans, où un homme en proie à d'horribles migraines finit par s'enfermer chez lui, ne plus manger et se laisser mourir. Quoiqu'elle n'en saisisse pas le sens elle a raison de faire le lien, c'est évidemment une sorte de châtiment. Je n'ai pas eu de migraines avant l'année dernière, et jusqu'ici aucun des deux médecins consultés n'a pu établir un diagnostic convaincant. Et pour cause : nous sommes en présence d'un phénomène parfaitement irrationnel, rapport aux lois secrètes qui unissent les écrivains à leurs petits personnages ; je suis puni d'avoir infligé les pires tortures littéraires à ce pauvre Gaspard qui n'avait rien demandé - je suis puni de ne pas l'avoir fait mourir tout de suite et d'avoir poussé l'imagination de sa torture aussi loin que je le pouvais. Le retour de bâton ce sont ces idées nihilistes qui cognent de toutes leurs forces et toujours au même endroit. J'ai retrouvé sur un petit cahier Clairefontaine cet extrait de la nouvelle de Gaspard où il est victime d'une de ses premières crises migraineuses. N'en ayant jamais connu moi-même à l'époque j'avais gaiement interrogé livres et gens de mon entourage. Le résultat qui me satisfaisait plutôt alors me parait aujourd'hui du ridicule le plus achevé - exposer mon propre ridicule (et brûler de me souvenir de la façon dont j'écrivais à l'époque), voilà peut-être la seule pénitence efficace dont je puisse rêver pour me libérer de cet inexplicable mal de crâne.

***

"Il s’allongea immédiatement sur le lit, sans ôter la couette bleue, sans se débarbouiller la figure ou se brosser les dents. Le sable collé à ses chaussettes glissa le long du matelas, s’éboula en une avalanche lilliputienne et ce fut le dernier bruit innocent de la soirée.

Il y eut d’abord une foule de taches et de points brillants qui défilaient de gauche à droite, ou de droite à gauche. Il suffisait d’un craquement mal venu du bois de l’armoire pour arrêter le défilé et réveiller la « chose. » Mais pendant ces quelques heures qui précédèrent le retour de C. ce ne fut jamais très douloureux. La chose semblait se tenir à distance de l’immense feu blanc, le centre droit du cerveau où se jouait dans un enfer glacial le sort de sa nuit et où convergeaient les moindres douleurs comme les plus virulentes.

Les yeux fermés, les mains immobiles le long du corps, Gaspard se prenait à rêver que cette chose fût douée de – de quoi ? d’humanité ? de conscience ? de pitié ? Le mieux qu’il pouvait espérer, c’était son indifférence. Qu’elle soit insensible à son désespoir était une donnée fondamentale ; ce qu’il n’était pas trop ridicule d’espérer, c’était qu’elle ne le trompât pas trop, qu’elle ne redécouvrît pas sans cesse la volupté qu’il y avait à retarder le coup, qu’elle ne se tînt pas tranquille sur de trop longues plages de temps pour reparaître à la faveur d’un ensommeillement raté, avec encore plus de violence et de méchanceté dans ces gigantesques coups qu’elle déchaînait contre ses ultrasensibles parois intérieures.

Le monde extérieur se tenait presque tranquille. Les téléphones ne sonnaient pas, l’horloge du séjour tictaquait trop loin pour qu’il pût l’entendre. C. quant à elle était allée dormir dans l’autre chambre, au bout du couloir. De temps en temps, à travers les murs, il entendait ce ronflement unique qui la saisissait quand elle changeait vivement de côté.

Jusqu’ici roulée en boule, recroquevillée dans une posture muette et indolore, la chose se réveilla brusquement. Gaspard ouvrit la bouche sans oser expirer. Il eut la vision d’une interminable forêt de trembles enneigée, où la lumière rosée du crépuscule paraissait tirer les arbres par les cheveux.

Avec cette sorte d’énergie et de témérité propre au seul désespoir Gaspard décocha quelques pensées contre la chose. Je ne mérite rien de tel. Personne ne mérite rien de tel. Il n’y a pas de vérité assez véritable pour justifier ce genre de terreur. Tout ce qui n’est pas absolu est ridicule. C’est le ridicule qui nous tue.

Plus vite s’articulaient les phrases, plus intense était la peur qui précédait l’accès de violence de la chose. Elle se remit en mouvement. Chose, monstre, dieu. Démon. Invisible et protéiforme il pouvait rugir comme une panthère luisante et perverse, ou déployer des ailes, ce qu’il faisait maintenant ; ce son mental odieux qu’aucun changement de position physique ne pouvait altérer, n’était-ce pas celui d’une aile lourdement déployée qui se mettait à battre, là, en lui, en toute impunité ?

Gaspard lutta jusqu’à l’aube.

Et puis une bande de lumière apparut en un saignement régulier sur le plafond.

C’était la fin, ou si ça ne l’était pas ça y ressemblait trop pour en être le contraire. Il n’y avait plus qu’une barre molle au bas de son front, juste au dessus des yeux, comme un morceau de sommeil inusité sur lequel s’acharnait un petit soldat infirme, roué de coups et abandonné par l’arrière-garde sur le champ de bataille désert et fumant.

Gaspard souffla ; il pouvait sentir son haleine moite et chaude qui résistait au permanent métissage de l’atmosphère ; avant de ne plus pouvoir résister et de n’être plus rien qu’une poignée d’atomes pulvérisés dans la fraîcheur du matin."

lundi 16 février 2009

"comme discutant avec elle-même"

C'est par un article de Saul Bellow paru dans la revue Bostonia que j'ai découvert il y a quelques années déjà (comment ai-je pu à mon insu atteindre l'âge où j'ai lu des livres "il y a quelques années déjà") l'existence de ce petit volume de Dostoïevski, Notes d'hiver sur des impressions d'été (1863). Il s'agit de notes impitoyables jetées sur le papier par un Dostoïevski plus slavophile que jamais lors de son voyage éclair en Europe. Je crois que Bellow aimait surtout les pages francophobes des derniers chapitres ; mais il partageait sans doute aussi avec le maître de Pétersbourg ce cauchemar prophétique de la "fourmilière universelle" comme seul destin plausible de l'humanité démocratique, cette humanité qui, ayant tué Dieu et se faisant depuis un devoir quotidien de ridiculiser les besoins de l'âme, n'aspire plus qu'au défoulement orgiaque du week-end. C'est au chapitre 5 qu'on lit les pages les plus fortes sur ce sujet :

"A Londres on peut le voir, la masse, dans des proportions et dans une ambiance dans lesquelles on ne saurait le voir nulle part ailleurs au monde, sinon en rêve. On m’a dit, par exemple, que le samedi soir un demi-million d’ouvriers et d’ouvrières, avec leurs enfants, se répandent comme une mer à travers toute la ville, se groupant surtout dans certains quartiers, et toute la nuit jusqu’à 5 heures du matin fêtent le temps du repos, c’est-à-dire se repaissent et s’abreuvent comme des bêtes, pour toute la semaine. Tout cela emporte ses économies hebdomadaires, ce qui a été gagné dans le labeur et la malédiction. Dans les bou- cheries et les boutiques de mangeaille le gaz brûle en puissants faisceaux, inon- dant les rues de lumière. C’est un véritable bal qui s’organise pour ces nègres blancs. Le peuple se presse dans les tavernes ouvertes et dans les rues. On mange et on boit. Les débits de bière sont ornés comme des palais. Tout le monde est ivre, mais sans joie, d’une ivresse morne, lourde et étrangement taciturne. Parfois seulement des échanges de jurons et de sanglantes altercations rompent ce silence de mauvais augure et d’un sinistre effet. Tout ce monde se dépêche de s’enivrer au plus vite jusqu’à la perte de conscience… Les femmes ne le cèdent en rien aux hommes et se saoulent avec leurs maris ; les enfants courent et rampent parmi eux. C’est par une telle nuit, vers deux heures, qu’une fois je me suis laissé aller à errer longuement parmi l’innombrable foule de ce peuple morose, demandant ma route presque uniquement par signes, car je ne sais pas un mot d’anglais. J’ai trouvé ma route, mais l’impression de ce que j’ai vu m’a tourmenté ensuite pendant trois jours. Le peuple est partout le peuple, mais là tout était si colossal et d’un tel relief qu’on palpait littéralement ce que jusqu’alors on n’avait pu qu’imaginer. Là ce qu’on voit, ce n’est même plus le peuple, c’est la perte de conscience, systématique, soumise, encouragée.

(...) J’ai vu à Hay Market des mères amener à la besogne leurs filles mineures. Des fillettes qui peuvent avoir douze ans vous arrêtent par le bras et vous demandent d’aller avec elles. Je me souviens d’avoir vu une fois parmi la cohue, dans la rue, une fillette qui n’avait pas plus de six ans, tout en haillons, sale, nu-pieds, ivre d’alcools et de coups : ce qu’on voyait de son corps à travers ses hardes était couvert de bleus. Elle était comme une inconsciente, sans hâte et sans but, vaguant Dieu sait pourquoi dans cette foule ; peut-être avait-elle faim. Nul ne faisait attention à elle. Mais ce qui me bouleversa le plus, c’est qu’elle avait sur le visage une telle expression de peine, de désespoir sans issue, que de voir cette petite créature porter un tel poids de malédiction et de désolation avait quelque chose de hors nature et d’affreusement douloureux. Elle ne cessait de balancer de droite à gauche sa tête ébouriffée, comme discutant avec elle-même, elle écartait ses petits bras, gesticulait, puis soudain joignait les mains et les portait à sa poitrine à peine couverte. Je revins sur mes pas et lui donnai un demi-shilling. Elle prit la piécette d’argent, me regarda droit dans les yeux d’un air farouche, avec une surprise apeurée, et soudain se détourna et s’enfuit à toutes jambes, comme redoutant que je lui reprisse l’argent.


(...) Baal règne et ne demande même pas la soumission, sûr qu’il est de l’obtenir. Sa foi en lui-même est illimitée : il distribue dédai- gneusement et tranquillement, simplement pour s’en débarrasser, une charité organisée, après quoi rien ne peut ébranler son assurance."

Notes d'hiver sur des impressions d'été. Dostoïevski.
Traduction André Markowicz. 1995 Actes Sud "Babel"

vendredi 13 février 2009



"Want a whisky ?"

Pretty Baby, Louis Malle 1978

jeudi 12 février 2009

Orphée et Eurydice

Mon idéal en littérature c'est "Orphée et Eurydice" de Nicolas Poussin. Il faut écrire comme ce tableau est composé. Des hommes halent un petit bateau depuis la rive, un château fume sans qu'on sache s'il est ou non en train de brûler, des arbres assez finement détaillés pour qu'on comprenne qu'il vente disent paisiblement la saison et la latitude, et le drame auquel nous sommes convoqués est récité au premier plan d'une voix ferme et claire - voix qui n'exclut aucune ambiguïté, au contraire. Je suis allé au Louvre hier, à la "nocturne" du mercredi soir. J'avais l'intention de franchir enfin la salle des Poussin et de découvrir Le Lorrain mais je n'ai pas pu dépasser "Orphée et Eurydice" - encore une fois je suis resté trois heures et je n'ai vu qu'un tableau. (Full disclosure : une des premières choses que j'ai su de JB c'est que Poussin était son peintre préféré).


Le tableau aurait pu s'appeler "Moritura", celle qui va mourir (Ovide), tant le destin d'Eurydice (mordue par le serpent le jour même de ses noces) est sciemment placé au centre absolu du tableau par la vision du peintre. Orphée charmant son auditoire de nymphes - nymphes du même âge qu'Eurydice, précise Ovide - est relégué à droite, au second plan du premier plan. Tellement captivé par les harmonies qu'il tire de sa lyre il n'entend pas le cri de sa bien-aimée - mais l'est-elle encore maintenant qu'il l'a conquise et épousée ?

La lumière de Poussin (rasante, ocrée, venant ici de la gauche) est celle de son intelligence de la scène : il choisit Eurydice, et la pare d'un éclat aussi tragique que le cri qu'elle vient de pousser. Nous sommes prisonniers nous aussi, à notre façon, d'une petite musique qui nous fait remuer mollement les lèvres et tout voir en flou - la petite musique d'ascenseur du quotidien, de ce que Proust appelle dans Le temps retrouvé la "vie vulgaire" ; visiteur de musée nous n'entendons pas non plus le cri d'Eurydice, et ce n'est qu'en nous concentrant sur ce qui l'entoure (un pécheur stupéfait qui se retourne, un serpent dont la silhouette se détache difficilement du vert de la berge herbeuse) que nous comprenons qu'un drame se joue ou, pour dire les choses telles qu'elles sont, s'est déjà joué. Eurydice va mourir ; Orphée (mon Grec préféré, le moins grec des Grecs : l'Extatique promis à l'enfer du Regret éternel) Orphée la rejoindra au Enfers et peu importe le petit jeu pervers d'Hadès, ce qui reste au fond c'est que celle qui est promise à la mort doit mourir, et que rien ni personne ne peut intervenir quand l'heure est venue pour une si belle personne de quitter le si beau paysage de ce si beau monde. C'est évidemment Eurydice le personnage principal du drame d'Orphée et Eurydice. C'est son histoire qui compte. L'arrière-plan du tableau de Poussin, quoique majestueux, ne l'ignore pas : des fumées épaisses qu'on ne peut s'empêcher de trouver anormales s'échappent du château fort ; le ciel au-dessus des glaciers se charge de nuages obscurs, s'assombrit pour se mettre à l'unisson du funeste destin d'Eurydice, au lieu de se laisser lui aussi charmer et égayer par la lyre d'Orphée.

Il faut ajouter qu'un fleuve (et quel fleuve) sépare l'humanité banale des travailleurs et des baigneurs nus, - humanité éternelle à sa façon, celle qui sue sur la berge et montre ses fesses sur le ponton - du drame mythologique et de ses acteurs oisifs et privilégiés. Le pêcheur, qui occupe un lieu intermédiaire, est le personnage le plus moderne du tableau, celui qui a perdu sa place naturelle, celui dont on se demande pourquoi il est là et qu'on soupçonne de simuler, de n'être pas celui qu'il prétend être. Si on devait faire un roman de ce tableau le jeune pêcheur roux en serait à coup sûr le narrateur. Il appartient à cet autre monde, à cette autre rive, celle des labeurs et des joies simples, mais il aspire à l'éternité des poètes et des nymphes. Je le vois bien en soupirant secret d'Eurydice, faisant semblant de pécher pour être au plus près d'elle en ce terrible jour de noces - tandis qu'elle se livre à l'Autre, l'imposteur, celui qui, dans la perspective inversée de son délire d'amour, prend sa place dans la vie d'Eurydice... Et puis soudain la Fatalité - qui se moque des délicatesses de nos fantasmes - s'abat sur celle à laquelle notre pêcheur se dit qu'il serait autrement plus dévoué qu'Orphée si c'était lui qu'elle avait choisi, un homme de chair et de sang au lieu de cet enchanteur efféminé qui n'appartiendra jamais totalement qu'au dieu jaloux de son inspiration.

Les beautés de ce tableau sont innombrables ; à vouloir les débusquer toutes on risque d'affadir celles déjà évoquées. Je voudrais dire encore tant de choses : la façon dont la lumière dore l'épaule de la nymphe de gauche ; le reflet des passagers de la barque et des baigneurs dans le fleuve ; le fleuve ; le regard indéchiffrable du marieur qui tourne le dos à Eurydice... Il faut finir alors finissons sur ce qui m'émeut personnellement le plus dans le tableau : le visage de la nymphe assise aux pieds d'Orphée, qui nous fait face et ne voit rien du monde si méticuleusement recréé par Poussin. C'est pourtant le visage même de l'admiration, de l'enchantement, de la délectation - les yeux dans le vague, le nez long et sage, la bouche d'enfant entrouverte. Et sa posture à la fois droite et désinvolte, sa main surtout, qui repose sur l'épaule de l'autre nymphe et qui parait l'avoir tout à fait oublié... Pour comprendre il faut l'avoir vue en vrai, en chair et en peinture, la belle dryade au front cerclé d'une couronne à fleurs ; il faut s'être interminablement penché sur ce coin du tableau, le nez presque collé à la toile, et avoir provoqué les ricanements de deux préadolescentes japonaises à Eastpaks et collants à rayures... Quel genre de fou tombe amoureux d'un détail d'un tableau ? Non : quel genre de fou tombe amoureux de ce détail de ce tableau ?


mercredi 11 février 2009

Repris contact avec François qui vit maintenant à Madrid et qui, si j'en crois l'email qu'il m'a envoyé, y est tout à fait comme jadis son homonyme roi de France - prisonnier. "J'aime une femme qui ne m'aime pas. Je ne peux pas quitter la ville où elle habite. Je ne peux pas y habiter sans souffrir le martyre de savoir qu'un autre homme l'embrasse dans le cou. Je ne peux pas y être ; je ne peux pas ne pas y être. Je suis sûr que toi tu me comprends." Affaire à suivre.

***

Hier un couple nous arrête C. et moi au beau milieu de la chaussée : la fille avait reconnu C., elles étaient en primaire ensemble. Tandis que les deux pies bavassent le petit-copain en costume bleu pétrole me demande ce que je "fais dans la vie" avec un grand sourire de conseiller commercial. Je hoche la tête et prends mon air le plus pénétré pour lui avouer - à lui, ce crétin de passage que je compte bien ne jamais revoir - toute la vérité rien que la vérité je le jure : "Je fais illusion." Refroidi il cherche en vain une blague à ajouter et finit par consulter l'écran de son téléphone portable dernier cri.

mardi 10 février 2009

Conversation n° 55

M. C'est ça, ça me fait penser à Baudelaire, regarde, je l'ai retrouvé dans ta bibliothèque - dans ta bibliothèque. "Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste." Tu comprends ce que ça veut dire ? Essaie de sortir la citation de son joli petit écrin et de la porter autour du cou.
C. Oh fous-moi la paix.
M. Mais dis quelque chose. C'est pas possible, tu peux pas venir, troubler ma tranquillité et rien dire, attendre que je te divertisse, que je t'intéresse. J'étais en train de travailler.
C. Travailler allongé sur ton canapé ?
M. C'est ça mon travail. Rester allongé sur un canapé et réfléchir. Je me souviens d'une époque où tu avais l'air de comprendre de quoi il s'agissait. Mais j'ai sans doute rêvé, comme d'hab.
C. Tu veux vraiment ça, la femme de Tolstoï.
M. Ah oui c'est dans quoi ça déjà ?
C. Roth.
M. Mais non, non, moi je veux la femme de Dostoïevski, tu sais bien. Beaucoup plus jeune que lui - je répète : beaucoup plus jeune que lui. Et surtout miraculeusement dévouée. Recopiant mot après mot ses manuscrits, épongeant ses dettes de jeu... Il faut que je dise quoi pour que tu sortes d'ici en faisant claquer la porte ?
C. Et si... et si je décidais que non, pas cette fois. Et si je te disais que tu n'es ni Tolstoï ni Dostoïevski ni même Philippe Besson.
M. Une mutinerie. Très bien. Eh ben quand même. Mais réponds-moi sur la citation. Tu t'envisages comment dans son éclat diabolique ? C'est un diamant noir, cette phrase. Qu'est-ce que tu en penses ? Tu es où dans le cosmos de cette phrase ? Ah ah.
C. Pourquoi tu fais ça ?
M. Par ennui bien sûr.
C. C'est moi qui t'ennuie ? Mais si je t'ennuie à ce...
M. C'est tout qui m'ennuie. Toi au contraire, tu m'intéresses.
C. Je t'intéresse ? Comme un punching-ball t'intéresse.
M. Non, comme une étrangère.
C. Je...
M. Fais claquer la porte en sortant. Sois bestialement en colère. Pas en colère comme dans une scène de vaudeville, vraiment en colère.
C. Et si je veux rester ?
M. Alors laisse-moi m'allonger sur mon canapé de travail et tais-toi. Dis pas un mot. Fais-moi à manger. Passe le balai... Eh ben voilà, quand même. Ah c'est toujours le balai qui a raison de ta patience. Tu vois, toujours pareil : le vaudeville. C'est dingue, c'est comme si toute la paroi intérieure de ton cerveau était tapissée de clichés. Je me demande à quoi ça ressemble de penser comme ça, avec des grosses idées en plastique fluo. Oublie pas la porte. Aïe...

dimanche 8 février 2009

Conversation n° 57 (téléphone)

C. Je te réponds mais tu me jures que tu l'utiliseras pas.
M. Mais je suis pas ton ennemi enfin, ça devient grotesque, pourquoi je l'utiliserais ? Et qu'est-ce que ça veut dire, l'utiliser ? L'utiliser contre toi, comme au tribunal ?
C. Tu sais très bien ce que je veux dire.
M. J'ai l'eau des pâtes qui bout là, j'ai pas trop le temps de jouer aux devinettes.
C. Oui ce serait peut-être mieux qu'on en parle de vive voix.
M. Mais non enfin, vas-y, qu'est-ce que c'est ?
C. Une nouvelle. Il a écrit une nouvelle.
M. Vraiment ?
C. Oui, vraiment, pourquoi je mentirais ?
M. Et... ça alors. Une nouvelle. Je suis...
C. Elle s'appelle "Sixteen reasons"
M. Et... ça alors. Mais pourquoi en anglais ? Je veux dire, tu l'as lue ?
C. J'ai jamais eu le courage. C'est trop pour l'instant.
M. Hum.
C. Hum quoi ?
M. Hum, je comprends. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour pouvoir la lire ?
C. Ah ben ça c'est pas demain la veille... Je sais pas, le seul exemplaire se trouve dans un coffre-fort du bureau de mon père. Faudrait voir avec lui.
M. Un coffre-fort. D'accord. Sixteen reasons. Bizarre, non ? Pourquoi un titre en anglais ?
C. Qu'est-ce que tu dis ?
M. Rien, et puis je dois raccrocher là, je peux pas faire deux trucs en même temps. Bye.
C. Bye.
Dormi deux heures cette nuit. Terrorisé comme un gosse à l'idée de fermer les yeux et de refaire LE cauchemar - les rats, l'orgue et ce troisième "élément" que je préfère ne pas évoquer ici. Accroupi sur mon lit, emmitouflé dans deux couvertures et bouche bée à cause de ma sinusite j'ai lu et relu les Evangiles - les synoptiques, et surtout celui de Jean. Je me souviens de la première fois où j'ai compris la parabole du grain de blé. "En vérité, en vérité je vous le dis : Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais s'il meurt il porte beaucoup de fruits." C'était en première à Chameaulx, chez les maristes. J'étais pétri de nietzschéisme, je haïssais la religion de tout mon coeur (j'adorais la haïr) mais qu'une mort, celle du Christ, puisse être envisagée selon le point de vue de sa fécondité avait déjà éveillé ma curiosité et fait vibrer au plus profond de moi une corde que je n'ai jamais entendu aussi distinctement qu'aujourd'hui. Le Seigneur qui descend au niveau des hommes pour leur offrir la vie divine, le Seigneur qui prend ce risque, en devenant homme à son tour, de n'être pas compris, d'être rejeté, de semer sa parole de vie dans des coeurs desséchés. Comment s'y prend-il pour nous offrir la grâce ? Il meurt. Mais sa mort nous donne la vie. Sa mort est promesse de vie, de vie éternelle. Il faut mourir pour renaître.

Je m'aperçois de la facilité avec laquelle je prononce ces phrases dans le silence de ce blog ; je n'arrive même pas à commencer à imaginer en parler avec quelqu'un, j'aurais l'impression de ventriloquer, d'être la voix d'un autre - et pourquoi ne pas l'avouer après tout, je me sentirais effroyablement ridicule, comme ont toujours été ridicules à mes yeux ceux qui commentaient les sermons du Christ. Quand je lis les Evangiles je sens que Jésus ne s'adresse qu'à moi, et ce n'est jamais ridicule. Et puis ensuite je ferme les yeux et je reviens à la vie vulgaire. Et alors Jésus m'apparaît comme une personne spectaculaire, lointaine, bien trop sérieuse pour être prise au sérieux par l'esprit moderne (Baudelaire rappelle dans son essai sur le rire que ce que ne fait jamais le Christ c'est rire, puisque le rire est la chose de Satan - rire c'est, dit-il en substance, manifester la conscience de sa supériorité). Je suis perplexe : s'il n'y a plus que la peur du ridicule qui me sépare de ce geste incroyable qu'est la reconnaissance de ma foi, alors ce n'est qu'une question de temps. Et pourtant je suis si loin des autres, je suis encore si férocement moi-même, si orgueilleux, si facilement enclin à la cruauté gratuite (C.), si peu disponible, - et mon coeur est si sec...

***

Rencontré S. vendredi complètement par hasard à une soirée. Ancien ami de JB, barbu, obèse et probablement fou. Lorsque C. l'a reconnu j'ai cru qu'elle allait éclater en sanglots. Ils ont échangé quelques mots maladroits et se sont éloignés dès le premier silence de plus de deux secondes, comme s'ils étaient rien moins que la peste l'un pour l'autre. Stupéfiant de voir la façon dont ils étaient gênés d'être physiquement côte à côte, comme si la rencontre invisible de leurs deux mémoires produisait assez d'étincelles pour faire apparaître, mais pour eux seuls, le spectre de ce mort déjà légendaire qui les réunit. De tous les morts de ma vie Jean-Baptiste qui m'est le moins cher (je ne l'ai jamais connu) est celui qui possède pourtant le plus évidemment cette qualité divine qu'il suffit à un mort d'être mort pour acquérir. Je ne connais sa vie que par bribes et pourtant elle me semble plus réelle, plus consistante que toutes les vies qui se jouent en ce moment autour de moi, tous ces acteurs qui strut and fret their hour upon the stage, condamnés à n'être bientôt plus entendus. La raison de ce mystère (raison impuissante à le résoudre cependant) tient bien sûr à la façon dont il est mort ; je ne le vois pas comme un Werther ou un Kurt Cobain mais plutôt comme Kirilov dans les Démons de Dostoïevski. Se tuer pour devenir Dieu, pour être absolument soi-même, pour aller au bout de la logique de la liberté : "La liberté sera totale, explique Kirilov, quand il sera indifférent de vivre et de mourir. Voilà le but de tout." A quoi son interlocuteur répond : "Le but ? Mais alors il se peut que personne ne veuille plus vivre ? - Personne", réplique-t-il, nous dit Dostoïevski, "d'un ton ferme" - le ton que je prête à JB lorsque je l'imagine en train de se débattre dans le rets de ces questions, accroupi sur le lit de cette chambre de bonne qui devait être sa dernière demeure.

jeudi 5 février 2009

Réveil

Fermez les yeux et visualisez une rue parisienne au milieu des années 1930, où passent une demi douzaine d’inconnus aux allures d’automates, inexplicablement familiers et parfaitement immobiles, aussi impeccablement immobiles que les participants figés d’un « 1… 2… 3… Soleil ! » qui serait pour une fois absolument respecté – je ne peux pas imaginer qu’une telle chose n’existe pas. Le jeune homme en question se tient debout tout à gauche (ne zoomez pas, penchez la tête), il a les cheveux noirs, les lèvres sombres et les yeux mi-clos ; on le voit de face sur le point de capturer une fillette de profil en jaquette rouge, socquettes blanches et jupon de velours à mi-cuisse. Pour l’instant il la tient fermement par l’avant-bras, et ainsi serré contre elle, si près, on se dit qu’elle doit sentir son souffle sur sa nuque. Mais rien ne bouge, rien ne se résout ; ça dure, ça s’éternise mais ça ne progresse pas. Pris au piège le cours du temps pourrait bien décider de s’inverser ou de se mettre en grève – un pas de côté, un virage brusque et toute l’humanité agissante et pressée qui finit dans le ravin. Et pourquoi pas ? Un nombre de moins en moins négligeable d’années gorgées d’intuitions bizarres, d’erreurs de jugement et d’expériences ratées me poussent à croire de plus en plus fermement aux rêves prémonitoires et à l’inanité des frises chronologiques – mais il ne s’agit pas de cela ici, et encore moins de moi et de ce en quoi je crois.

De quoi s’agit-il ? D’un détail, du détail d’un tableau que je connais, que vous connaissez peut-être (sans doute) et que cherche désespérément à identifier, à travers les Brumes Blafardes du B majuscule par lequel commence le nom du peintre (Ba… Blat… Buls… Buth…), le personnage principal de ce rêve que je m’apprête à réveiller au moyen des quelques 113 effroyables décibels du jingle de France Info diffusé à 06:59 précises par le radio-réveil que nous nous sommes mis d’accord, vu l’inhabituelle profondeur de son sommeil, pour placer à côté de son oreille, juste là à même la couche, sous le ventre mou de son édredon bleu pâle, à l’instar de cette dague au manche serti de diamants dont le vieux roi paranoïaque de la légende refusait farouchement de se séparer, souvenez-vous, fût-ce pour une nuit d’amour avec « la plus vierge des innocentes. » Quoi de plus stupéfiant, quoi de moins stupéfiant en vérité que de voir paraître tout à coup ce pauvre Souverain imaginaire au coin de la rue ? Le temps de penser que je m’agenouille, la troisième rangée de dos misérables que le roi ne voit même pas, et – miracle de l’humiliation – voilà qu’une crise de sanglots secs étouffent ma poitrine et qu’il me faut lutter contre toutes les forces de l’univers pour ne pas exploser. Lequel des deux ? demande le roi. Je ne sais pas quoi répondre mais il précise : si vous pouviez en sauver un, n’en sauver qu’un, choisiriez-vous lui ou elle, Il ou L, P ou M ? Le roi insiste à peine et nous nous prosternons, oh oui, nous nous prosternons à nouveau. Les badauds, la garde, les trompettes, les courtisanes au sein palpitant et ces vieux conspirateurs haineux et barbichus dont on se sépare mentalement avec plus de difficulté que d’un essaim de moucherons ou d’un bout de scotch collé au doigt. Et Sa Majesté qui nous ignore superbement, Sa Majesté qui n’a d’yeux que pour le nez du royaume. Regardez, regardez les yeux du nez lorsqu’elle compare des essences d’arbres. C’est une femme de trente ans avec un beau visage classique à la Ingrid Bergman. Absorbée par les senteurs elle est tout à fait magique, mais lorsqu’elle parle ses yeux s’écarquillent, elle redevient sociale, banale, à un hochement de tête de la plus parfaite vulgarité. Des fois, dit-elle en levant les yeux au ciel, des fois je sens une odeur et je me dis, Zut alors, elle a osé. Quand je dis elle je veux dire la nature. La nature de toute façon, c’est ce qu’il y a de plus créatif. Et le roi acquiesce, ravi. Il se lance dans un monologue sur les hommes qui parcourent la forêt à la recherche des plus belles essences. Survol de continents d’émeraude. L’Amazonie pulmonaire, les bois de trembles et de bouleaux de la Sainte Russie, les sapinières scandinaves, la Forêt Noire, les pinèdes provençales et les hêtraies celtiques. Le parfum, le parfum, déclare Sa Majesté en maîtrisant royalement une souveraine remontée gastrique, le parfum est une des plus émouvantes expressions de l’arbre. Que reste-t-il de la plus belle femme du monde, je vous le demande : que reste-t-il d’elle ? Ses toilettes ? Ses tableaux de Vénus au miroir ? Son book de photos stylisées ? Les sonnets qu’un barde chétif et mélancolique a composés pour elle ? Oui-da. Mais que nenni : rien ne la restitue mieux que son parfum. Tout le monde est d’accord. Vous, moi, le jeune homme aux yeux mi-clos et la fillette aux genoux nus qui n’en finit pas d’être sur le point de se faire enlever. Quant à « M., M. » (c’est le prénom prononcé avec une insistance teintée d’irritation par une voix bien connue au loin derrière le voile de larmes qui nous sépare de la lumière du jour), eh bien « M., M. ?

— Hein ?

— M. ? M. ? », M. oui, celui-là même qui demandera dans un instant « Comment tu m’as appelé ? », « M. » se souvint pour la première fois ce matin-là, une fraction de seconde avant que retentissent le jingle du journal de 7 h 00 et la brutale rumeur du monde, de l’exacte et quelque peu vulgaire fragrance vanillée et agrumes du parfum de sa mère – celui que sa fantaisiste mémoire associait infailliblement à la belle élasticité d’une peau caramel ainsi qu’aux draps vert pomme vigoureusement secoués dans le calme inquiétant et poussiéreux de certaines aurores d’avril et que n’osait plus sortir de leur placard l’orphelin de fraîche date qu’il ne cesserait plus jamais d’être. Il y eut encore une note de musc, un quelque chose d’ambré, d’obscu- rément sensuel et puis ce fut la nuit, la nuit du petit jour quintessenciée dans l’odeur entêtante du café qu’elle (l’autre elle, suivez mon regard oblique au-delà du bar américain) venait de préparer et qui montait, montait péniblement, bruyamment, méchamment, sans se soucier de la vulnérabilité, de la préciosité des choses, du temps, des souvenirs. M. ouvrit alors l’œil droit et pensa : qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ? Et par ça c’était au réveil qu’il pensait, à rien d’autre qu’au réveil, à cette froide seconde impitoyable où la voix d’un journaliste même pas anonyme vous assène l’heure soi-disant précise et s’apprête à faire pleuvoir sur votre cœur encore tout chaud et frémissant de son séjour au pays des songes le jet d’eau glacial de l’essentiel de l’actualité.

mercredi 4 février 2009

La lecture des Sonnets de Shakespeare que j'ai achetés en décembre dernier dans une confortable édition bilingue et qui depuis ne quittent plus la poche de mon manteau (manteau offert par mon très-regretté ami Washington que je salue au passage) m'a poussé à en écrire moi-même - des sonnets que Wikipedia appelle shakespeariens ou élisabéthains, ABAB CDCD EFEF GG. Sans vouloir me trouver des excuses, je tiens à jurer sur ma vie que je ne me suis jamais considéré comme un poète. N'ayant d'ailleurs aucun thème en tête je me suis comporté de la façon sans doute la moins lyrique qui soit : j'ai écrit quelques mots essentiels sur des bouts de papier, je les ai mis dans ma casquette des Postes anglaises et, n'ayant aucune main innocente à portée de regard j'ai moi-même tiré au sort. Quelques semaines et presque un crayon de papier entier plus tard trois sonnets sur le Suicide noircissent on ne peut élégamment les trois dernières pages de mon bienaimé Moleskine. Je les ai envoyés par email à C. Elle m'a fait une de ses insupportables réponses solennelles qui commencent par Cher Merlin (à la ligne) et qui évitent soigneusement d'entamer le premier paragraphe par Je. Sa solennité, la franchise soudaine de son regard quand elle veut me dire quelque chose... il est chaque jour plus évident que le précédent que je vais finir par payer un tueur à gages - ou me payer moi-même pour effectuer l'impérieuse besogne. 450 mots pour me dire que malgré tout mon talent "qui n'est pas en question" je ferais peut-être mieux d'en rester à la prose. Trop d'adjectifs, trop de rimes. J'ai toutefois la faiblesse de penser qu'elle n'a pas tort, et c'est comme en un geste d'adieu au continent surexploité de la Poésie que je jette ces vers démodés en pâture aux voix anonymes que j'entends susurrer contre la paroi noire et glacée de mon bulloblog. Me voici enfin nu et ridicule devant l'invisible assemblée de ces démons hargneux à qui j'offre, maigrelet grand seigneur, rien moins que le bâton pour me faire battre. Ecce homonculus. (Ne prends pas peur, Washington, il s'agit d'une saignée à but thérapeutique.)

Suicide 1

Je m'en vais mes amis, je m'en vais mes cochons
Accouplez-vous, vivez, mais pour moi c'est la fin;
Je quitte le corps du monde vaincu par le démon,
Je n'aime pas la vie et elle me le rend bien.
Vous cherchez les beaux ciels, les plages et les collines,
Moi je préfère les bois à la morte saison:
Le froid soleil d'hiver, racorni, qui chemine
Entre les grands bouleaux aux pâles frondaisons.
Frêle vautour penché sur ma propre ombre frêle,
Je fais triste compte des joies qui me restent:
Donner des tours de clés et vider les poubelles,
Rêver qu'il y a la peste, que j'échappe à la peste.
Sachant qu'on ne guérit pas d'un manque d'appétit,
Je pose une main sereine sur mon coeur rabougri.

(La suite au prochain épisode)

mardi 3 février 2009

Homo homini musca

J'apprends par Marcel Schwob qui l'a lui-même appris de John Aubrey que Hobbes (le philosophe) "devint très chauve dans sa vieillesse ; pourtant, dans sa maison, il avait coutume d'étudier nu-tête, et disait qu'il ne prenait jamais froid mais que son plus grand ennui était d'empêcher les mouches de venir se poser sur sa calvitie."

dimanche 1 février 2009

Relecture, à la faveur d'une insomnie, de Jules César de Shakespeare. De nombreux passages que j'avais déjà soulignés, comme les mots de César sur Cassius ("Such men as he be never at heart's ease / Whiles they behold a greater than themselves, / And therefore are they very dangerous."), César qui se compare au Danger ("We are two lions littered in one day, / And I the elder and more terrible") et dénonce ainsi la lâcheté : "Cowards die many times before their deaths ;/ The valiant never taste of death but once." Et puis je tombe sur ce monologue célèbre d'Antoine après l'assassinat de César : Antoine a dupé Brutus et obtenu de prononcer le discours de funérailles de César, où, contrairement aux attentes des conjurés ("We shall be called purgers, not murderers"), il divinisera la personne de César et excitera les passions les plus violentes de la plèbe soudain convertie à l'adoration du Roi assassiné ("We'll burn his body in the holy place, / And with the brands fire the traitor's houses"). Pour l'instant Antoine est seul, penché sur le cadavre de César ; il appelle mille morts sur la tête des conjurés et, au-delà d'eux, sur l'Italie entière fondée sur ce meurtre odieux :
A curse shall light upon the limbs of men;
Domestic fury and fierce civil strife
Shall cumber all the parts of Italy,
Blood and destruction shall be so in use
And dreadful objects so familiar
That mothers shall but smile when they behold
Their infants quarter'd with the hands of war;
All pity choked with custom of fell deeds:
And Caesar's spirit, ranging for revenge,
With Ate by his side come hot from hell,
Shall in these confines with a monarch's voice
Cry 'Havoc,' and let slip the dogs of war;
That this foul deed shall smell above the earth
With carrion men, groaning for burial.
Ce que j'entends surtout à la relecture c'est le "All pity choked with custom of fell deeds" qui me rappelle irrésistiblement la prophétie de Jésus sur le mont des Oliviers, la charité qui se refroidit par suite des iniquités devenues habitudes :
Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres: gardez-vous d'être troublés, car il faut que ces choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. Une nation s'élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume, et il y aura, en divers lieux, des famines et des tremblements de terre. Tout cela ne sera que le commencement des douleurs. Alors on vous livrera aux tourments, et l'on vous fera mourir; et vous serez haïs de toutes les nations, à cause de mon nom. Alors aussi plusieurs succomberont, et ils se trahiront, se haïront les uns les autres. Plusieurs faux prophètes s'élèveront, et ils séduiront beaucoup de gens. Et, parce que l'iniquité se sera accrue, la charité du plus grand nombre se refroidira.
Je suis sûr que Shakespeare avait ce passage de l'Evangile de Mathieu en tête (24;6-12) quand il a composé le monologue d'Antoine. Shakespeare était très chrétien, on a trop tendance à l'oublier, me semble-t-il. N'empêche. All pity choked with custom of fell deeds - je ne sais pas si c'est aussi dû au manque de sommeil et à la neige qui tombe depuis 3 heures du matin sur mon cher boulevard D. mais ça me fait froid dans le dos.