Fermez les yeux et visualisez une rue parisienne au milieu des années 1930, où passent une demi douzaine d’inconnus aux allures d’automates, inexplicablement familiers et parfaitement immobiles, aussi impeccablement immobiles que les participants figés d’un « 1… 2… 3… Soleil ! » qui serait pour une fois absolument respecté – je ne peux pas imaginer qu’une telle chose n’existe pas. Le jeune homme en question se tient debout tout à gauche (ne zoomez pas, penchez la tête), il a les cheveux noirs, les lèvres sombres et les yeux mi-clos ; on le voit de face sur le point de capturer une fillette de profil en jaquette rouge, socquettes blanches et jupon de velours à mi-cuisse. Pour l’instant il la tient fermement par l’avant-bras, et ainsi serré contre elle, si près, on se dit qu’elle doit sentir son souffle sur sa nuque. Mais rien ne bouge, rien ne se résout ; ça dure, ça s’éternise mais ça ne progresse pas. Pris au piège le cours du temps pourrait bien décider de s’inverser ou de se mettre en grève – un pas de côté, un virage brusque et toute l’humanité agissante et pressée qui finit dans le ravin. Et pourquoi pas ? Un nombre de moins en moins négligeable d’années gorgées d’intuitions bizarres, d’erreurs de jugement et d’expériences ratées me poussent à croire de plus en plus fermement aux rêves prémonitoires et à l’inanité des frises chronologiques – mais il ne s’agit pas de cela ici, et encore moins de moi et de ce en quoi je crois.
De quoi s’agit-il ? D’un détail, du détail d’un tableau que je connais, que vous connaissez peut-être (sans doute) et que cherche désespérément à identifier, à travers les Brumes Blafardes du B majuscule par lequel commence le nom du peintre (Ba… Blat… Buls… Buth…), le personnage principal de ce rêve que je m’apprête à réveiller au moyen des quelques 113 effroyables décibels du jingle de France Info diffusé à 06:59 précises par le radio-réveil que nous nous sommes mis d’accord, vu l’inhabituelle profondeur de son sommeil, pour placer à côté de son oreille, juste là à même la couche, sous le ventre mou de son édredon bleu pâle, à l’instar de cette dague au manche serti de diamants dont le vieux roi paranoïaque de la légende refusait farouchement de se séparer, souvenez-vous, fût-ce pour une nuit d’amour avec « la plus vierge des innocentes. » Quoi de plus stupéfiant, quoi de moins stupéfiant en vérité que de voir paraître tout à coup ce pauvre Souverain imaginaire au coin de la rue ? Le temps de penser que je m’agenouille, la troisième rangée de dos misérables que le roi ne voit même pas, et – miracle de l’humiliation – voilà qu’une crise de sanglots secs étouffent ma poitrine et qu’il me faut lutter contre toutes les forces de l’univers pour ne pas exploser. Lequel des deux ? demande le roi. Je ne sais pas quoi répondre mais il précise : si vous pouviez en sauver un, n’en sauver qu’un, choisiriez-vous lui ou elle, Il ou L, P ou M ? Le roi insiste à peine et nous nous prosternons, oh oui, nous nous prosternons à nouveau. Les badauds, la garde, les trompettes, les courtisanes au sein palpitant et ces vieux conspirateurs haineux et barbichus dont on se sépare mentalement avec plus de difficulté que d’un essaim de moucherons ou d’un bout de scotch collé au doigt. Et Sa Majesté qui nous ignore superbement, Sa Majesté qui n’a d’yeux que pour le nez du royaume. Regardez, regardez les yeux du nez lorsqu’elle compare des essences d’arbres. C’est une femme de trente ans avec un beau visage classique à la Ingrid Bergman. Absorbée par les senteurs elle est tout à fait magique, mais lorsqu’elle parle ses yeux s’écarquillent, elle redevient sociale, banale, à un hochement de tête de la plus parfaite vulgarité. Des fois, dit-elle en levant les yeux au ciel, des fois je sens une odeur et je me dis, Zut alors, elle a osé. Quand je dis elle je veux dire la nature. La nature de toute façon, c’est ce qu’il y a de plus créatif. Et le roi acquiesce, ravi. Il se lance dans un monologue sur les hommes qui parcourent la forêt à la recherche des plus belles essences. Survol de continents d’émeraude. L’Amazonie pulmonaire, les bois de trembles et de bouleaux de la Sainte Russie, les sapinières scandinaves, la Forêt Noire, les pinèdes provençales et les hêtraies celtiques. Le parfum, le parfum, déclare Sa Majesté en maîtrisant royalement une souveraine remontée gastrique, le parfum est une des plus émouvantes expressions de l’arbre. Que reste-t-il de la plus belle femme du monde, je vous le demande : que reste-t-il d’elle ? Ses toilettes ? Ses tableaux de Vénus au miroir ? Son book de photos stylisées ? Les sonnets qu’un barde chétif et mélancolique a composés pour elle ? Oui-da. Mais que nenni : rien ne la restitue mieux que son parfum. Tout le monde est d’accord. Vous, moi, le jeune homme aux yeux mi-clos et la fillette aux genoux nus qui n’en finit pas d’être sur le point de se faire enlever. Quant à « M., M. » (c’est le prénom prononcé avec une insistance teintée d’irritation par une voix bien connue au loin derrière le voile de larmes qui nous sépare de la lumière du jour), eh bien « M., M. ?
— Hein ?
— M. ? M. ? », M. oui, celui-là même qui demandera dans un instant « Comment tu m’as appelé ? », « M. » se souvint pour la première fois ce matin-là, une fraction de seconde avant que retentissent le jingle du journal de 7 h 00 et la brutale rumeur du monde, de l’exacte et quelque peu vulgaire fragrance vanillée et agrumes du parfum de sa mère – celui que sa fantaisiste mémoire associait infailliblement à la belle élasticité d’une peau caramel ainsi qu’aux draps vert pomme vigoureusement secoués dans le calme inquiétant et poussiéreux de certaines aurores d’avril et que n’osait plus sortir de leur placard l’orphelin de fraîche date qu’il ne cesserait plus jamais d’être. Il y eut encore une note de musc, un quelque chose d’ambré, d’obscu- rément sensuel et puis ce fut la nuit, la nuit du petit jour quintessenciée dans l’odeur entêtante du café qu’elle (l’autre elle, suivez mon regard oblique au-delà du bar américain) venait de préparer et qui montait, montait péniblement, bruyamment, méchamment, sans se soucier de la vulnérabilité, de la préciosité des choses, du temps, des souvenirs. M. ouvrit alors l’œil droit et pensa : qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ? Et par ça c’était au réveil qu’il pensait, à rien d’autre qu’au réveil, à cette froide seconde impitoyable où la voix d’un journaliste même pas anonyme vous assène l’heure soi-disant précise et s’apprête à faire pleuvoir sur votre cœur encore tout chaud et frémissant de son séjour au pays des songes le jet d’eau glacial de l’essentiel de l’actualité.