lundi 26 janvier 2009

"Comme il était en chemin et qu'il approchait de Damas, tout à coup une lumière venue du ciel resplendit autour de lui. Il tomba par terre et il entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? Il répondit : Qui es-tu, Seigneur? Et le Seigneur dit : Je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons. Tremblant et saisi d'effroi il dit : Seigneur, que veux-tu que je fasse? Et le Seigneur lui dit : Lève-toi, entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire. Les hommes qui l'accompagnaient demeurèrent stupéfaits ; ils entendaient bien la voix mais ils ne voyaient personne. Saul se releva de terre, et quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main et on le conduisit à Damas." Actes 9, 3-9

Aujourd'hui (première note sur ce blog) je suis content de ne pas m'appeler Paul. Difficile déjà (déjà en ne m'appelant que Merlin) d'être cru par C. (la façon énergique dont elle presse les oranges, son inentamable bonne humeur de scout, ses "mugs" à l'effigie de Tintin) quand je lui raconte le troisième de mes "rêves religieux", le plus saisissant et le plus évidemment prémonitoire : je marche sur une route poussiéreuse, j'ai le temps de sermonner quelqu'un (qui?) sur la forme qu'ont les feuilles de l'olivier qu'il ne faut pas confondre avec celles de l'eucalyptus (mais qui songerait à les confondre?) ; des feuilles de papier volètent autour de moi, ça me fait de la peine : je voudrais les ramasser, les agrafer, les réunir, ce qu'on fait avec les feuilles volantes. (Quelle horrible expression, quand on y pense, des "feuilles volantes". Que de violence dans ce monde.) Dans la suite du rêve il n'y a pas de lumière forte ou de voix du Seigneur invisible mais j'ai soudain effroyablement mal aux yeux, et je me dis : "ça y est", nous y voilà enfin - écho à mes angoissants soucis ophtalmologiques dans la réalité de la semaine dernière, mais pensée apocalyptique aussi, révélatrice de ce dont il s'agissait en vérité. Je m'aperçois soudain que je ne vois pas, c'est-à-dire que j'ai les yeux ouverts, je sais que j'ai les yeux ouverts mais je ne vois pas, tout en ayant conscience de ce que je ne vois pas : les oliviers, les cailloux, les feuilles dispersées par le vent du désert. Impression majestueuse que tout à coup le monde a un sens, que l'expérience que j'en ai est foncièrement une - impression que jusqu'ici je me trompais du tout au tout, et que pour la première fois je suis sur le point de voir.

De retour de ce côté-ci du miroir je suis dans une situation inconfortable (quoiqu'il me soit trop agréable de la déclarer pénible pour qu'elle le soit tout à fait). C. avachie derrière le bar américain de son studio refuse de me croire avec une vigueur inhabituelle. Je sens dans son regard le désespoir de la bête traquée, traquée et prise au piège de l'ambiguïté. J'entends derrière chacune de ses paroles le cri strident de la souris soumise à une pression qu'elle ne pourra bientôt plus tolérer. Elle se méfie de moi, elle croit que je fais "de l'ironie au troisième degré" (bizarre cette métaphore d'infirmière de service des grands brûlés), elle est persuadée que je suis en train d'attaquer de façon particulièrement perverse la seule chose qui lui tienne vraiment à coeur. Sa fameuse "foi". La façon dont elle dit "attaquer" me fait penser à une panse de biche lardée de coups de couteaux au fond de la forêt. Tous les mots que je trouve pour la rassurer ont la couleur de ces attaques fantasmées ; et plus je cherche à me déprendre du ton ironique qu'elle redoute tant, plus parfaitement je sens que je l'incarne. La conversation s'arrête de façon abrupte, la laissant épuisée de ne pas savoir si elle peut me faire confiance et me laissant moi dans un étrange état d'agacement, celui de me voir dans ses yeux comme un dragon sadique qui crache dès qu'il ouvre la bouche le feu de ses faux espoirs.

C. (sur laquelle j'aurai bientôt l'occasion de dire plus que quelques mots) est pâle, rude, campagnarde, elle a les poignets épais et les idées simples - à défaut d'être claires. A côté d'elle j'ai toujours un peu l'impression d'être un homme serpent, un Oriental à sang chaud et à pensées perverses. Parfois, et malgré tout ce qui les oppose elle me rappelle C., il y a trois ans maintenant, C. assise en tailleur sur une chaise en cuivre du jardin suspendu de la maison de sa mère d'où l'on pouvait voir en grimpant sur le cyprès adossé au cabanon un ou deux pixels de mer varoise par temps très clair (autrement dit seulement sur le fond d'écran de l'ordinateur familial). Je me souviens de cette conversation comme si c'était l'été dernier. On a fini de déjeuner, je bavasse sans trêve. "Moi je suis une mécréante", s'exclame-t-elle soudain pour couper court à la partie Interprétation de mon récit de ce rêve où j'étais choisi pour devenir pape, quelques mois avant la mort de Jean Paul II - mon premier "rêve religieux". Je me souviens de sa voix flûtée, de ses pieds sales et de la pomme verte qu'elle a croquée après s'être auto-proclamée "mécréante". Elle me disait toujours de cesser d'échafauder des explications compliquées et de mentir des mensonges aussi élaborés. Arrêter de brouiller les pistes en croyant qu'on peut disparaître derrière le brouillard. J'entends soudain (que puis-je y faire?) la petite musique de ce célèbre poème de Yeats, "Down by the salley gardens", qui m'a l'air de flotter sur des forêts entières de problèmes que je n'ai pas eu la sagesse de poser quand il y avait urgence à le faire, c'est-à-dire quand il y avait encore quelque chose à rêver de réparer :

She bid me take life easy, as the grass on the weirs ;
But I was young and foolish, and now am full of tears.

C. que j'aimais est partie, C. qui sent que je la méprise commence à comprendre qui je suis. Moi je l'ai compris depuis quelques temps déjà et je n'en peux plus de moi. Il y a cette phrase de Julien Green dans son Journal 1993-1996 qui m'était apparue comme en surbrillance dans sa prose de vieux sage n'ayant plus guère à affronter que les affres d'une accalmie définitive : "Lorsqu'on en a tout à fait assez d'être soi et qu'on désire secrètement se quitter, c'est le moment de Dieu." J'ai peur, terriblement peur qu'il ait raison. Et pourtant ce n'est pas la peur qui me guide. Je parierais que c'est plutôt ce secret désir dont parle Julien Green. Mais je ne sais pas si ce désir de se quitter conduit vraiment à Dieu. Jusqu'ici il semble m'avoir plutôt mené dans les forêts obscures et sur les chemins de traverse où règne celui que les Evangiles désignent à juste titre comme le "prince de ce monde". C'est ce que C. pense à coup sûr ; mais moi je ne sais pas. Je ne sais pas de quoi demain sera fait et je ne sais pas ce qu'était véritablement hier. Je ne sais pas si je suis un homme pervers et orgueilleux qui titube en ricanant sur les sentiers de la perdition ou simplement un homme égaré sur son chemin de Damas. Je ne sais pas si je me convertirai un jour ou si je me contenterai de remplir de mes propres mots et de ceux d'illustres Autres les feuillets volants de ce blog désertique. Je ferme les yeux et je n'entends pas de voix : ni celle du Seigneur ni celles de ceux que j'ai persécutés. Tout étant si inhabituellement silencieux dans mon âme je rêve qu'enfin je me mets à cheminer, à cheminer vers l'intérieur où, selon le si beau et si bizarre mot de Saint-Augustin, "demeure la vérité de l'être".

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