Thomas Mann, Docteur Faustus chapitre VIII.
Les fameuses pages sur l'opus 111 de Beethoven, "l'adieu à la sonate" expliqué par Kretzschmar le professeur bègue d'Adrian Leverkhün. C'est autre chose que Jean-François Zygel...
"... Il ne demandait pas si nous le comprenions et nous ne nous le demandions pas davantage. S'il estimait que l'essentiel pour nous était de l'entendre, nous partagions entièrement son avis. A la lueur de ce qui précédait, continua-t-il, il convenait d'examiner l'oeuvre dont il parlait dans ce cas particulier, la sonate opus 111. Il s'assit alors au piano et nous joua par coeur la composition entière, le premier et l'immense second mouvement. Ses commentaires se mêlaient constamment à son jeu et, pour attirer notre attention particulière sur la facture, par intervalles il chantait avec enthousiasme. Tout cela réuni produisait un spectacle mi-entraînant, mi-comique et déchaînait fréquemment l'hilarité du petit auditoire. Comme il avait le toucher puissant et que dans les forte il chargeait avec violence, il était obligé de crier à tue-tête pour rendre ses interventions à peu près compréhensibles et déployait le maximum de voix pour souligner le morceau par ses arabesques vocales. De la bouche, il mimait ce que les doigts jouaient : "Boum boum - Voum voum - Croumcroum !" faisait-il, dès les farouches accents du début du premier mouvement, et il accompagnait d'une voix aiguë de fausset les passages de charme mélodieux qui parfois éclairent comme de délicates lueurs de jour le ciel d'orage tragique du morceau. Enfin, il posa ses mains sur ses genoux, reprit un instant haleine en disant : "Nous y voilà !" et commença le mouvement à variation, l'adagio molto semplice e cantabile.
Les thème de l'ariette dévolu à des aventures et à des destinées auxquelles son innocence idyllique ne semble nullement le préparer entre immédiatement en scène et s'exprime sur seize mesures, réductibles à un motif qui se dégage à la fin de sa première moitié, pareil à un bref appel plein d'âme. Trois notes seulement, une croche, une double croche et une noire pointée, scandées à peu près comme "bleu - de ciel" ou "mal - d'amour" ou "a - dieu cher" ou "temps - jadis" ou "pré - fleuri" et c'est tout. Par la suite, si l'on considère ce que devient cette douce exhalaison, cette formule mélancolique et paisible, sous le rapport du rythme, de l'harmonie et du contrepoint, tout ce par quoi son maître la bénit et la maudit, vers quelles nuits et quelles clartés surnaturelles il la précipite et l'élève, vers quelles sphères de cristal où la chaleur et le froid, la paix et l'extase se confondent, on peut évidemment qualifier tout cela en gros de merveilleux, étrange et excessivement grandiose, sans pour autant définir ce qui par essence est indéfinissable, et Kretzschmar, de ses mains agiles, nous jouait ces métamorphoses inouïes en chantant à gorge déployée : "Dim-dada !" et en criant des commentaires : "Les chaînes de trilles ! Les fioritures et les cadences ! Entendez-vous la convention qui subsiste intacte ? Ici - la langue - n'est plus - épurée, débarrassée de l'apparence - de sa soumission - subjective - l'apparence - de l'art - est rejetée - à la fin. - L'art rejette toujours - l'apparence de l'art. Dim dada : Veuillez écouter comment ici - la mélodie s'efface sous le poids fugué - des accords. Elle devient statique, elle devient monotone - deux fois ré, trois fois ré - à la queue leu leu - c'est grâce aux accords - dim-dada ! Veuillez écouter avec attention ce qui se passe ici..."
On avait une peine extraordinaire à suivre en même temps ses hurlements et la musique très compliquée à laquelle il les mêlait. Nous nous y appliquions, penchés en avant, les mains entre les genoux, les yeux fixés tour à tour sur ses doigts et sur sa bouche. La caractéristique du mouvement consiste dans la grande distance entre la basse et le chant, la main droit et la gauche ; vient un instant, une situation extrême, où le pauvre motif semble planer solitaire et abandonné au-dessus d'un abîme vertigineux et béant, - instant terrifiant et auguste que suit aussitôt son craintif recroquevillement, comme un effarement terrifié que pareil sort lui ait pu échoir. Mais il lui arrive encore beaucoup d'aventures avant de prendre fin. Cependant qu'il s'achève, intervient un événement complètement inattendu et émouvant dans sa douceur et sa bonté, après tant de fureur concentrée, de persistance, d'acharnement et d'égarement sublimes. A l'instant où le motif très éprouvée prend congé et devient un adieu, un cri et un signe d'adieu, avec ce ré-sol, sol, un léger changement se produit, une petite extension mélodique. Après un ut initial, il s'augmente d'un ut dièse devant le ré, en sorte que maintenant il ne se scande plus comme "bleu - de ciel" ou "pré - fleuri", mais comme "ô - doux bleu du ciel" ou "gen - til pré fleuri", "a - dieu pour toujours". Et cette adjonction de l'ut dièse est la chose la plus touchante, la plus consolante, la plus mélancoliquement apaisante du monde. C'est comme une caresse douloureuse et tendre sur les cheveux, sur la joue, un suprême et profond regard dans les yeux, pour la dernière fois. Il bénit l'objet, la formule effroyablement torturée, en lui conférant une humanité saisissante et l'approche si doucement du coeur de l'auditeur, pour un adieu, un éternel adieu, que les larmes vous montent aux yeux. "Ou - blie ton tourment !" est-il dit. "Grand - fut Dieu en nous." "Tout - n'était qu'un songe." "Res - te-moi fidèle." Puis une brisure. Des triolets rapides, durs, se hâtent vers un dénouement quelconque qui eût pu tout aussi bien terminer un autre morceau.
Après, Kretzschmar ne quitta plus le pianino pour regagner sa table de conférencier. Il resta en face de nous sur son tabouret tournant, dans la même attitude que nous, les mains entre les genoux, et acheva en quelques mots sa leçon sur le problème de savoir pourquoi Beethoven n'avait pas ajouté de troisième mouvement à l'opus 111. Il suffisait, dit-il, d'avoir entendu le morceau pour pouvoir répondre nous-mêmes à la question. Un troisième mouvement ? Un recommencement ? Après un pareil adieu ? Un retour - après cette séparation ? Impossible ! Il était advenu que la sonate, dans ce deuxième mouvement, cet énorme mouvement, s'était achevée à jamais. Et lorsqu'il disait : "la sonate", il n'entendait pas désigner uniquement celle-ci, en ut mineur, mais la sonate en général, en tant que genre, en tant que forme d'art traditionnelle : elle avait été amenée ici à sa fin, à faire une fin, elle avait rempli son destin, atteint son but insurpassable, elle s'abolissait et se dénouait, elle prenait congé - le signe d'adieu du motif "ré-sol sol" adouci mélodiquement par l'ut dièse était un adieu dans ce sens général aussi, un adieu grand comme l'oeuvre, l'adieu de la sonate.
Là-dessus Kretzschmar s'en alla, suivi d'applaudissements peu nourris mais prolongés, et nous partîmes également, assez songeurs, alourdis de pensées neuves. En prenant leur vestiaire, la plupart d'entre nous, selon une habitude courante, fredonnaient le motif qui formait l'impression dominante de la soirée, le thème du second mouvement sous sa forme primitive et sous celle où il faisait ses adieux. Ils le chantaient d'un air pensif tout en marchant et longtemps on entendit retentir, par les rues lointaines où les auditeurs s'étaient dispersés, rues sonores d'une petite ville ouatée de paix nocturne, les "adieu cher", "a - dieu pour toujours", "grand - fut Dieu en nous", renvoyés en écho.
Ce ne fut pas la dernière fois que le bègue nous entretint de Beethoven. Il lui consacra bientôt une nouvelle conférence sous le titre de : "Beethoven et la Fugue". De ce thème aussi je me souviens nettement. Je le revois encore sur l'affiche. Je me rendais compte qu'il était aussi peu fait que le précédent pour susciter dans la salle de l' "Utilité publique" une dangereuse ruée d'auditeurs. Notre petit groupe retira d'ailleurs de cette soirée une jouissance et un profit marqués. En effet, les envieux et les adversaires du maudit novateur avaient, nous fut-il dit, toujours déclaré Beethoven incapable d'écrire une fugue. "Il ne peut pas, et voilà !" allaient-ils répétant, conscients de la portée d'un pareil reproche. A l'époque, cette respectable forme d'art était encore très en honneur et nul compositeur n'eût trouvé grâce devant le tribunal musical ni satisfait les potentats dispensateurs de commandes et les grands seigneurs contemporains, s'il n'avait affirmé également ses talents en matière de fugue. Le prince Esterhazy prisait par-dessus tout cet art magistral. Or, dans la Messe en ut que Beethoven écrivit à son intention, le musicien n'avait pu dépasser des ébauches avortées de fugue. Du point de vue mondain, il y avait là une incivilité et, du point de vue artistique, un manque impardonnable. Dans l'oratorio "Le Christ au Mont des Oliviers", tout travail fugué faisait défaut, bien qu'il y eût été fort à sa place. Un essai aussi faible que la fugue du troisième quatuor de l'opus 59 n'infirmait point l'assertion que le grand homme était un mauvais contrapontiste et le monde musical qui donnait le ton avait été fortifié dans cette opinion par les passages fugués de la marche funèbre de l' "Héroïque" ou l'allegretto de la Symphonie en la majeur. Pour comble, le mouvement final de la sonate pour violoncelle en ré, opus 102, dit : "Allegro fugato !..."... C'avait été, racontait Kretzschmar, un tolle, une levée de boucliers. L'oeuvre entière fut proclamée obscure jusqu'à en être insupportable et l'on se plaignit que durant au moins vingt mesures la confusion fût scandaleuse, principalement à cause des modulations trop colorées. Il n'y avait plus qu'à classer tranquillement le dossier : cet homme était décidément inapte à se plier aux exigences d'un style rigoureux.
Je m'interromps dans la restitution de cette scène pour faire remarquer que le conférencier nous parlait de choses, d'affaires, de rapports artistiques qui n'entraient encore nullement dans notre champ de vision et sa parole toujours difficile les évoquait pour nous comme des ombres en marge de notre horizon. Incapables de contrôler ses dires autrement que par ses exécutions au piano-forte entrercoupées de commentaires, nous écoutions avec l'imagination vaguement émue d'enfants qui entendent des contes de fées pour eux incompréhensibles, alors que pourtant leur esprit fragile se sent enrichi et stimulé d'une façon particulière, rêveusement prémonitoire. "Fugue, contrepoint, Eroïca, confusion à cause de modulations trop colorées, rigueur du style", pour nous c'était là au fond encore un langage de conte, mais nous l'accueillions aussi volontiers et en ouvrant d'aussi grands yeux que les enfants suivent une histoire hermétique pour laquelle ils ne sont nullements mûrs - avec beaucoup plus de plaisir d'ailleurs que les sujets plus proches, plus à leur niveau, à leur mesure. C'est là, le croira-t-on, la manière d'apprendre la plus intense et la plus fière, peut-être la plus féconde - cette initiation anticipée enjambant de larges espaces d'ignorance. Comme pédagogue, je devrais sans doute m'interdire pareil jugement, mais je sais que la jeunesse préfère infiniment ce mode d'enseignement et j'estime qu'avec le temps, l'espace sauté se comble de lui-même."